Si le contenu de l'ouvrage devait être conforme à son titre, il ne ferait guère plus de dix pages, bien qu'il soulève d'intéressantes questions.
Que faire pour eux ? Comment voler au secours de la liberté menacée ? C’est la question que se posait John Quincy Adams, en 1821, alors que les Grecs se révoltaient contre le joug ottoman. Il ne s’y est pas trompé : l’Amérique "ne part pas à l’étranger en quête de monstres à détruire. […] Elle sait fort bien qu’en s’engageant une seule fois sous d’autres bannières que la sienne, fussent-elles celles de l’indépendance étrangère, elle s’engagerait irrémédiablement dans toutes les guerres d’intérêt et d’intrigue, de cupidité, d’envie et d’ambition individuelles qui se parent des couleurs de la liberté et usurpent ses drapeaux" .
L’ouvrage de F. Charpier raconte l’histoire de ceux qui n’ont pas voulu suivre ce conseil.
Malheureusement, à traquer, dans la mémoire des ouvrages disponibles, les officiers de la CIA et leurs affiliés qui ont cru pouvoir influer sur le destin de la France, il n’a pas toujours pris la distance requise. Ce qu’il appelle, dans le sous-titre du livre, "l’ingérence dans les affaires françaises", n’est trop souvent qu’une agitation effrénée mais sans grand résultat. La CIA apparaît tantôt comme financeur de projets montés par d’autres institutions, tantôt comme un service de renseignement qui fait, en toute banalité, son travail quotidien. Son rôle est surévalué et, par moments, fantasmé.
Des rumeurs, toujours des rumeurs
Trop nombreux sont les passages où l’on ne voit guère la CIA à l’œuvre. Dans le chapitre consacré aux cercles néoconservateurs en France, sa présence se limite le plus souvent au fait qu’un intellectuel américain a pu connaître tel ou tel officiel de l’Agence. C’est trop peu, et F. Charpier en convient, en tête d’un de ses chapitres : dans la lutte que mène Washington en faveur de la démocratie dans le monde, "la CIA ne sera qu’un acteur parmi d’autres". Et c’est plutôt vers "les autres" que nous entraîne le récit. Les pièces à convictions alignées ne suffisent pas à nous convaincre : l’influence des néoconservateurs américains sur la pensée libérale française n’a jamais été décisive. Le procédé narratif laisse penser, sans démonstration, que quelques uns de nos meilleurs intellectuels furent des marionnettes des cercles de Washington, voire de la CIA. Rappelons qu’aux Etats-unis, les quelques financements de la CIA accordés à des revues comme la National Review tenaient plus de la commodité budgétaire que d’un plan secret ou d’une opération clandestine. Les fonds du National Endowment for Democracy que reçoivent, aux alentours de 1985, l’Institut d’histoire sociale, Force Ouvrière ou l’Union nationale interuniversitaire sont, sans aucun doute, une forme de soutien idéologique. Mais pas de CIA, même dans l’ombre. Le chapitre consacré à la société Kroll est du même acabit. Tout entier fondé sur la rumeur selon laquelle Kroll travaille parfois pour la CIA et embauche d’anciens agents en mal de reconversion professionnelle, le chapitre devient lassant par ce qu’il laisse espérer et qui aboutit à ce curieux aveu : "encore une fois, la CIA a, semble-t-il, été accusée à tort". Le chapitre intitulé "La CIA veut la peau de Régis Debray" n’est pas de nature à nous faire frissonner a posteriori. Il s’agit d’anecdotes, assez drôles, mais croquignolesques à souhait. Celle de l’équipe manipulée par les services de renseignement cubains de Paris, sans grande valeur historique, montre en passant l’amateurisme que manifestent parfois les agents de Langley. Mais on ne saurait résumer la CIA à ce genre d’historiettes.
Imprécisions et fausses "révélations"
Ailleurs, les expressions sont trop rapides. N’est-il pas curieux de décrire Truman comme "un ancien marchand de chemises", et mettre en rapport cette qualité avec sa prévention pour les services de renseignement en temps de paix ? Cela ne mène nulle part, surtout pour ce président qui fut le créateur de la CIA. On peut s’étonner de lire que Bill Clinton a célébré l’alliance entre le renseignement et le big business en créant la célèbre war room, lui qui méprisait cordialement la CIA. La war room était une contre-mesure au pouvoir des services ; on y raisonnait en termes d’opportunities plutôt que d’intelligence.
De même, le ton de l’ouvrage porte à confondre les pratiques les plus banales des services avec une grande politique d’influence. Les nombreux exemples de relations franco-américaines ne font pas la matière d’une ingérence. Les accords "Totem", par lesquels les services des deux pays décident de coopérer sont une pratique courante partout ailleurs. Il en va de même pour les anecdotes diverses, inutilement dramatisées, qui ne décrivent que le métier de base des services. Ainsi, la description de l’officier américain qui veille à ce que les analystes ne puissent connaître les sources est supposée souligner l’importance cruciale du dossier en cours de traitement. Il ne s’agit que du B-A-BA du métier ; tous les services du monde s’assurent de cette règle stricte que l’on appelle le cloisonnement.
Le rôle de l’American Federation of Labor (AFL) dans les affaires internationales et dans sa lutte contre la gauche communiste, qui occupe une grande part de la première partie du livre, a fait l’objet de nombreux ouvrages. F. Charpier en brosse le tableau avec entrain et sûreté, surtout dans les passages où il n’est pas question de la CIA. Qu’elle ait eu à s’intéresser à la démarche agressive et idéologique de l’AFL, et à la soutenir, c’est le moins que l’on pouvait espérer d’elle en pleine Guerre froide. Mais qu’elle ait été le centre nerveux des ambitions du syndicalisme non communiste, c’est ce qui n’est pas démontré.
Pris séparément, chacun de ces détails – et il y en aurait beaucoup d’autres – ne constitue qu’une gêne passagère. Mais la répétition de ces facilités finit pas délayer le propos et ramollir la bonne volonté du lecteur qui voulait qu’on lui parle d’ingérence, et qui rêvait de révélations sur une CIA menant des actions contre la souveraineté de l’Etat français ou se substituant à lui dans quelque secteur de l’action publique. Le plan Cloven, mis en œuvre par le Psychological Strategic Board, créé en 1959 sous tutelle du National Security Council et de la CIA, visait à déstabiliser le PCF et le conduire à sa perte par des mesures diverses bien ciblées (viser les élites universitaires, administratives et syndicales). Mais le gouvernement français est tenu au courant du projet, qui n’est d’ailleurs pas confié à la CIA mais à l’ambassadeur américain. La transparence de l’ambassadeur David Bruce, et le soutien enthousiaste que lui apporte René Pléven nous éloignent sensiblement de la notion d’ingérence. Les difficultés que connaît le PCF dans cette période agitée doivent plus à la fermeté du gouvernement français qu’à l’activisme américain. F. Charpier en convient à demi mots : "difficile, dans cette suite d’événements, d’établir avec précision ceux qui pourraient être directement liés à la mise en place du plan Cloven". Ce constat s’applique à l’ensemble du livre.
Les seconds couteaux
Chemin faisant, on rencontre, côté français, une légion de seconds couteaux, idéalistes ou mauvais sujets de la République, les gros bras des services parallèles et les petites mains du milieu intellectuel. C’est tout l’intérêt de ce livre que de faire revivre cette galerie de personnages, parfois hauts en couleur, et dont la première obsession est d’exister. Face à une CIA devant démontrer son efficacité et justifier ses crédits, ces "amis de la liberté" ont su (parfois) soutirer des fonds à la centrale en vue d’organiser des colloques désordonnés ou d’éditer des feuilles de chou à maigre tirage. Les portraits que nous propose F. Charpier sont bien venus, car Georges Albertini, Louis Delmas, Pierre Faillant ou de Villemarest auront bien du mal à entrer dans la grande histoire. Au passage, la ténacité des services américains à recruter tel ou tel s’est souvent heurtée à un refus poli. On descend l’échelle avec Jean-Paul David, Jean Dides et M. Charles, tous branquignoles peu ragoûtants (voyez la belle expression de Charpier, "l’amicale des épurés"). Leurs actions, des plus tapageuses aux plus occultes, ne mènent à rien. Les autorités de Langley, désorientées par les rapports des officiers de terrain, en garderont sans doute un souvenir désabusé. C’est ici que le récit est plaisant. F. Charpier donne une sorte de contre-histoire, utile et bien informée. Parce qu’ils ont su abuser de la confiance des politiques, des intellectuels et … de la CIA, les agités, les séides et les manoeuvriers connaissent un bref instant de notoriété. Dans l’ombre des grands, qui livrent leur combat idéologique en pleine lumière - les Breton, les Aron, les Glucksmann et les Casanova - grenouillent et pataugent, à leur insu, des cohortes d’intellectuels sincères mais n’ayant pas les moyens de leur vocation. Et dans l’ombre de ces écrivaillons de la liberté, des hommes de réseau et des aventuriers qu’anime cette ténacité que l’on ne trouve que dans la basse police.
Bénéficiant de sa profonde connaissance des milieux syndicaux, F. Charpier se montre minutieux dans sa description de l’atmosphère, pas toujours aérée, des milieux anticommunistes qui prospérèrent, tant bien que mal, dans cette période de tension idéologique.
Il dépeint comment, dans la période qui a suivi la guerre, puis pendant la Guerre froide, les Etats-Unis se sont inquiétés de la dérive à gauche de la France et ont mis en œuvre des actions destinées à la retenir dans le camp de la juste cause. À cet égard, le soutien américain à FO – et à travers elle aux mouvements de la gauche non communiste - est particulièrement frappant, tout comme les appels au secours adressés par la gauche socialiste aux réseaux américains (notamment Blum, lorsqu’il veut sauver le Populaire). Dans une France exsangue, ruinée, la seule caisse où l’on peut encore puiser quelques subsides, ce sont les fonds secrets du gouvernement, alimentés par Washington. Au fil des pages, on assiste aux pressions politiques sur Ramadier et à la docilité des gouvernements successifs devant l’ambassadeur américain à Paris, jusqu’à ce que de Gaulle y mette un terme définitif et brutal. Dans tout cela, peu ou pas de CIA. Quand vient le moment où F. Charpier défend la thèse selon laquelle la SFIO a été "le fidèle partenaire de Washington et de ses services secrets", il manque une démonstration impeccable.
Quelle influence ?
L’autre intérêt du livre, si l’on délaisse les tâches de renseignement qui ne dépassent pas le niveau de l’anecdote, c’est qu’il pose la question de l’influence. Comme des services secrets peuvent-ils agir dans ce domaine ? Sont-ils les mieux placés ? F. Charpier donne un bon exemple, avec la volonté américaine de contrôler le milieu scientifique français, et tout spécialement celui de la physique nucléaire (il ne s’agissait pas tant de voler les secrets de fabrication que d’éviter le transfert de connaissances vers l’Est). La création du "Congrès pour la liberté et la culture", sur financement de l’Office of Policy Coordination, constitue une vraie manœuvre d’influence, assez opérationnelle. Mais, à lire F. Charpier, ce montage n’eut pas grand succès en France. Par d’autres exemples révélateurs, il montre combien la lutte d’influence est un art difficile.
Le problème s’est à nouveau posé au lendemain du 11 septembre, lorsqu’il s’est agi pour les Américains de combattre le désamour universel dont ils étaient l’objet. Que faire ? Les initiatives se multiplient, les dollars fusent en tous sens par millions, la fameuse Public Diplomacy renaît de ses cendres. Mais la mesure des résultats obtenus est difficile à établir. Ce qui est plus sûr, c’est que partout dans le monde arabo-musulman - première cible de cette opération de séduction idéologique - se rejouent les scènes racontées par F. Charpier à l’époque des cold warriors : inventions de congrès par les stratèges en chambre, demandes de fonds pour créer des revues sans lecteurs, financement de partis créés ex nihilo, recrutement de manipulés-manipulateurs, officiers traitants qui trouvent des multitudes "d’hommes de la situation", autant d’histoires qui ne font pas l’Histoire. Comme le montre Charpier, elles en sont le bruit fond. Elles attendent leur chroniqueur, ou, si l’on peut espérer davantage, leur historien.
* À lire également sur nonfiction.fr :
Tim Weiner, Des cendres en héritage. L'histoire de la CIA (Bernard de Fallois), par Florent Bonaventure.