"Touche pas à ma (Troisième) République !" est-on tenté de dire aux "contre-historiens".
 

Par une histoire critique de la IIIe République, un collectif s’attaque aux légendes et mythes qui prêtent aujourd’hui encore à la "plus longue des Républiques" françaises une aura de "moment fondateur". Révision déchirante (sur l’école, les colonies et la "mission civilisatrice", le monde ouvrier, les femmes), corrections importantes (sur l’armée, la laïcité, le progrès, le bonapartisme), cet ouvrage de spécialistes actualise sérieusement notre vision de ce régime souvent vanté à l’heure où l’enseignement laïc de la morale se profile à nouveau à l’horizon. À ces auteurs iconoclastes ou révisionnistes, on serait tenté de dire "Touche pas à ma (Troisième) République !"

Le titre est accrocheur : un titre d’éditeur plus que d’universitaire, alors que l’ouvrage, tout en nuances, se présente comme un simple état des lieux actualisé. Son  contenu est d’une richesse qui s’accorde mal avec son titre – à moins de considérer tout ouvrage historique novateur comme relevant de la "contre-histoire" dans la mesure où, apportant du nouveau, il contredit en partie l’historiographie antérieure.
 
Trois universitaires (dont deux Avignonnais, illustration du dynamisme de la recherche historique française hors capitale) ont recruté vingt-cinq contributeurs, dont cinq étrangers,  pour une approche novatrice. L’introduction   annonce un plan en deux grandes parties : "Les institutions et les valeurs républicaines : idées reçues", partie qui revisite les clichés, la mythologie grâce aux apports de la recherche la plus récente, voire en cours ; "Les boîtes noires de la République", qui mériteraient les pincettes des guillemets, les coordonnateurs de l’ouvrage les présentant comme l’approche des pratiques réelles, des processus complexes et mouvants qui font de cette IIIe République moins un modèle qu’un régime imparfait qui se transforme et cherche toujours à s’améliorer. Comme l’exprime clairement un des contributeurs, Nicolas Delalande, en conclusion d’un papier très nuancé   , "la République, toujours inachevée, est perpétuellement travaillée par la conscience de sa propre imperfection : là réside sans doute l’apport spécifique du régime qui s’est étendu de 1870 à 1940, plutôt que dans l’art de la synthèse ou la transmission d’un improbable modèle".

Certes certaines contributions en recoupent partiellement d’autres : c’est le lot de tout ouvrage collectif dans lequel les maîtres d’œuvre, les architectes, laissent la liberté nécessaire aux  exécutants.

Les "démythifications" s’égrènent au fil des pages. La République, la Troisième, comme modèle est plus qu’écornée. On savait depuis quelques décennies que sur l’école et la "méritocratie", sur la "mission civilisatrice de la colonisation" bien évidemment, sur  la conduite à l’égard du monde ouvrier (l’ennemi est bien souvent à gauche, dès le départ) ou des femmes (avec pourtant l’évocation du "vote familial"), sur le traitement réservé aux étrangers, sur la vertu du personnel politique, bien des imperfections de la "plus longue des Républiques" pouvaient être soulignées. Les mises au point actualisées données par divers contributeurs de l’ouvrage – souvent auteurs de travaux fondateurs dans le domaine qui leur est confié – viennent le confirmer et l’étendre.
 
Certains secteurs sont abordés par plusieurs auteurs qui se complètent, "enfonçant le clou", "remettant les pendules à l’heure" pour bien marquer la distance existant entre mémoire et histoire de cette "République modèle". Les rapports complexes entretenus par les républicains de gouvernement avec l’héritage bonapartiste font ainsi l’objet de contributions novatrices de Natalie Petiteau   , de Sudhir Hazareesingh   et d’Alain Chatriot   , en particulier dans le monde rural récemment éclairé par la belle thèse de Gaël Gaboriaux. La rupture voulue avec le régime antérieur – par la construction d’une historiographie républicaine et partisane, par exemple – n’empêche pas la force des héritages reçus. Par exemple le 14 Juillet est bien l’héritier de la Saint-Napoléon   . L’ombre du premier Napoléon est toujours là   . Enfin le paysan est choyé, plus encore qu’il ne l’avait été par Napoléon III.

La laïcité, valeur-phare de cette République, apparaît désormais, sous la plume de Patrick Cabanel   , comme appartenant à l’univers du compromis par la recherche d’une  conciliation bien plus qu’à celui de principes raides souvent affirmés ou dénoncés, principes  qui sont présentés en philosophe de la politique par Perrine Simon-Nahum dans la première partie   . Plus encore en Algérie, voici une laïcité abandonnée par la République dans les écoles "indigènes" au profit d’un enseignement religieux "gallican" placé sous contrôle de l’État   . L’armée et la patrie   ont quant à elles des relations qui varient tellement des débuts à la fin du régime – avant-guerre, guerre, entre-deux-guerres – que, là encore,  seul un développement chronologique permet d’éviter les généralités abusives.

Dans le vaste éventail des domaines brillamment abordés, disons cependant qu’il nous semble manquer, au titre des processus de "républicanisation"   , une approche "agulhonienne" des signes apparents, visibles,  de ce phénomène : statuaire en lieu public ouvert ou fermé, odonymie républicaine, fêtes civiques, etc.

Tout l’ouvrage met à mal la notion même de modèle, concept considéré comme a-historique et relevant du mythe. C’est une bonne chose dans l’entre-soi des historiens dont la vocation n’est pas d’alimenter un imaginaire collectif. En revanche cette "contre-histoire" n’apportera que troubles et doutes à ceux qui, politiques ou citoyens, chercheraient par son truchement à retrouver chez les pères fondateurs de la République des recettes pour améliorer le vivre ensemble de la France d’aujourd’hui.  Une contre-histoire de la IIIe République n’est en rien un ouvrage d’instruction civique et morale, mais les historiens attentifs aux avancées de leur discipline par la déconstruction des poncifs y trouveront leur miel