On feuillette avec plaisir l’album des souvenirs de l’auteur de la "Recherche", entre la fugacité de l’instant et la permanente nostalgie, aux sources même du génie littéraire.

Marcel Proust, l’arche et la colombe   est de ces albums dont la valeur esthétique le dispute à la valeur documentaire et analytique, sous la plume de Mireille Naturel. Au gré des notices, des extraits de l’œuvre, des reproductions de photographies, de brouillons, de peintures et d’esquisses, le lecteur en balade ne peut que s’émerveiller de suivre ce chemin envoûtant qui vaut bien le sentier d’aubépines parcouru par le héros de la Recherche.

On entre ainsi du côté de chez Proust par le témoignage inaugural de Patricia Mante-Proust, son arrière-petite-nièce, qui effeuille les souvenirs de l’atmosphère proustienne de son enfance, marquée au fer littéraire du grand homme de la famille. Temps fort : la découverte de la “dactylographie corrigée” d’Albertine disparue, en 1986. Le poids de l’héritage intellectuel, les regrets de ne pas l’avoir connu, ne sont pas omis pour autant avec le souhait que ce livre soit une madeleine de papier qui puisse réveiller dans l’esprit du lecteur de Proust l’“immense édifice” de sa vie et de son œuvre.

Ce superbe livre en grand format débute en lever de rideau par l’image embrumée d’un Cabourg-Balbec entre réalité et fiction, resurgi des limbes du souvenir comme une invitation au voyage. Dans l’introduction, Mireille Naturel rappelle à juste titre combien l’œuvre proustienne est avant tout légère et drôle sous la forme d’un mystère toujours renouvelé, d’un “texte à décrypter”. Car Proust est “l’être paradoxal” par excellence : l’“arche”, c’est sa chambre, la “colombe”, sa mère. Entre ces deux bornes se déploie l’espace de la réminiscence, quintessence de la Recherche. La prose poétique des Plaisirs et des Jours (1896) en dessine déjà la silhouette entraperçue, déclinant ses thèmes et ses obsessions.

Tout commence, au chapitre 1 (“Le kaléidoscope d’une vie”), dans le village natal de Proust devenu le Combray de la Recherche. Les premières images – superbes photographies en perspectives – se cristallisent autour de l’escalier et de son “odeur de vernis”, insupportable aux yeux du jeune enfant privé du baiser de sa mère et qui doit regagner sa chambre “contre [son] cœur”. Le portrait en double page du jeune Marcel photographié par Nadar, l’air mélancolique et doux, tiré à quatre épingles, préside en diptyque à l’évocation de “l’oncle Adolphe et la dame en rose”, cet oncle préféré, à la vie libertine.

Se décline alors l’arbre généalogique familial au gré de la plume alerte, précise et documentée de Mireille Naturel : la famille Weil, le grand-père, la grand-mère et la fameuse “tante Léonie”. Les personnes ou personnages s’ancrent dans des lieux de la vie parisienne. Mais, de la ville à la campagne, il n’y a qu’un pas dans l’univers de Marcel Proust, aussi tout semble se cristalliser dans l’église de Combray, alias “clocher de Saint-Hilaire”, où résonnent les premiers souvenirs de l’enfance : quoi de plus juste pour une “œuvre cathédrale” ?   . Nous plongeons avec délices dans ce “bal de tête” qui passe en revue successivement la tante Léonie, l’oncle Jules et les lieux marquants de l’hagiographie proustienne (le “pré Catelan” devenu “parc de Tansonville” ou la fameuse “haie d’aubépines”).

C’est que cet album de souvenirs nous donne l’étrange impression de faire partie de la famille. Parmi les amis, Gilbert emblématise l’enfance parisienne, liée aux Champs-Élysées et au cercle des études au lycée Condorcet, avec cette étonnante photographie mettant en scène Marcel Proust imitant le jeu d’une guitare avec une raquette de tennis. Les photographies de classe et surtout les bulletins, reproduits en double page, sont saisissants tant déjà l’élève Proust y affiche son désarroi et nourrit en lui la rêverie précoce de l’écrivain futur. Au détour d’un bulletin, on peut lire : “Cet élève fera beaucoup mieux quand il se laissera moins entraîner par son imagination déréglée”   .

Tour à tour, nous suivons ainsi la vocation littéraire de Proust, d’abord contrariée par son père, dans ses débuts qui ne peuvent se déprendre de l’influence de Balbec, somme littéraire de Cabourg et de Trouville. Le Grand Hôtel, sa clientèle sélective, la vie mondaine et les excursions normandes forment le terreau de la Recherche : Proust y cueille entre autres ses “jeunes filles en fleurs”. La géographie proustienne de ce premier chapitre se clôt alors, comme il se doit, par l’évocation des “trois clochers” d’Illiers-Combray.

Le chapitre 2 s’apparente à une galerie de portraits, “en mots et en images”, où défilent les plus célèbres photographies de Proust, posant pour Man Ray, moustache frisée à la mode du temps. Les instantanés du peintre Jacques-Émile Blanche donnent de lui un long aperçu nourri de fulgurances, suivant les mouvements successifs des instants. Le célèbre portrait dont il est l’auteur – trônant aujourd’hui au musée d’Orsay –, inaugure cette galerie imprégnée de l’influence normande où Marcel Proust surprend de nouveau, photographié avec une coupe en brosse dans les jardins du manoir de la Cour brûlée. Des dessins de Cocteau aux portraits mortuaires défilent divers visages de Proust avant que ne se déploie l’éventail des événements importants de sa vie : ses rencontres successives avec Gaston Gallimard, Marie Gineste et Céleste Albaret.

Le chapitre 3 passe alors en revue autant les écrits de jeunesse que les réjouissances mondaines qui ont rythmé l’existence de l’auteur. Plane sur Les Plaisirs et les Jours l’ombre bienveillante de Reynaldo Hahn, nourrie par les illustrations de Madeleine Lemaire qui ornent ce chapelet de récits d’amours déçus, mélancoliques et entachés par la présence obsédante de la mort. Les robes et les objets y prennent une saveur de vanité douce-amère.

“Sur la lecture”, titre du chapitre 4, examine plus particulièrement l’intérêt de Proust pour Ruskin et l’architecture gothique, en lien avec la réflexion sur l’activité du lecteur. Avec cette introspection dans son monde solitaire, nous plongeons dans les arcanes de l’“arche” sacrée, la cuisine et la chambre, pour mieux nous évader, au gré des voyages de Proust, vers les cieux vénitiens. L’initiation à la vie intérieure prend les détours de l’esthétique architecturale aux lueurs de la “lanterne magique”. L’église figure alors cet autre sanctuaire du moi à la rencontre d’un lumineux Moyen Âge.

C’est que l’influence artistique, objet du chapitre 5, est prépondérante chez Proust. La tentation symboliste marque profondément son esthétique, de même que le voyage en Bretagne, placés sous le sceau des peintres. Ils nourrissent le personnage d’Elstir et ses fameuses marines, ressouvenir possible du peintre américain Harrison. Les influences se multiplient : à Amiens celle de Ruskin, à Venise celle de Carpaccio, à Padoue la poésie des fresques de Giotto, en Hollande les peintres flamands. Vermeer et sa Vue de Delft le fascinent, son usage des couleurs figurant le modèle d’une écriture ravivée. Quant à la musique, elle n’en est pas moins profondément ancrée dans la matière littéraire de la Recherche, témoin la fameuse “sonate de Vinteuil” qui suit comme son ombre la destinée malheureuse de Swann.

Le terminus ad quem de ce magnifique album s’intéresse – comme une conclusion logique – à la réalisation livresque de la grande œuvre proustienne (chapitre 6 : l’“œuvre-robe”). Entre le nombre 3 (trois clochers, trois arbres) et 7 (nombre des volumes de la Recherche), l’écriture de Marcel Proust semble se nourrir de symboles. La fondation et la genèse, le maquis insondable des “paperoles”, sont placés sous le sceau de Céleste, couturière de cette robe de papier constituée de multiples fragments. L’auteur, architecte et narrateur, revisite en effet incessamment son texte, donnant naissance à de stupéfiants monstres de papier déplié, où l’écriture rectificative va se loger dans les moindres espaces disponibles. Le rayonnement international de Proust, si vaste et dynamique, témoigne en forme de point final du pouvoir fascinant de son œuvre, emblématisé par les “aubépines” refermant le rideau ouvert par Cabourg. Elles concentrent en elles la couleur fétiche – le rose, couleur des pages chapitrées de cet album – et le parfum, quintessence du souvenir.

Ce n’est pas le moindre mérite de ce magnifique ouvrage, auréolé de superbes motifs floraux, que de donner à voir et à ressentir Proust en grand format en feuilletant son œuvre et les photographies marquantes qui jalonnent son existence, parachevées par des textes indispensables pour plonger en eaux profondes dans la richesse de sa vie et de son œuvre. Les transcriptions – très utiles – disposées en fin de volume se concluent en manière de clin d’œil par une notice de cuisine proposant la recette des petites madeleines. Nul doute que nous voilà tentés de répondre à cette invitation à goûter ce petit gâteau emblématique de la réminiscence proustienne

 

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