Un ouvrage collectif pluridiscplinaire présentant de nouvelles recherches pour penser les limites personnelles du pouvoir.

Le deuil du pouvoir   est un ouvrage collectif pluridisciplinaire (science politique, histoire religieuse, philosophie) qui présente des matériaux d’histoire, de science et de philosophie politiques pour penser des limites personnelles, politiques ou non, du concept de pouvoir. Il fait suite à l’ouvrage de Jacques Le Brun de 2009 intitulé Le pouvoir d’abdiquer.

En effet, le concept de pouvoir est habituellement pensé dans la perspective de ceux qui l’exercent ou le subissent, dans la perspective de sa conquête ou de son effectuation, dans celle de son fondement ou de son origine. Or, rafraîchissement sublime, le voici pensé du point de vue de son auto-abolition, de son abandon, de son néant. Pensée en vents contraires, en vents spirituels, faisant gîter nos routines de pensées critiques et juridiques. L’imaginaire captatif du pouvoir politique trouve un contrepoint réel bien que dérobé.

Hanté par une métaphysique de la volonté de puissance d’une part, et par les règles mi scientifiques mi militaires d’un prétendu réalisme pur dans la description et la gestion de l’histoire collective d’autre part, le pouvoir politique est préjugé comme ayant une valeur. La force du préjugé est relative à la lacune qu’elle dissimule. Ne serait-ce pas au contraire le détachement politique qui aurait de la valeur ? L’insuffisance avec laquelle ces métaphysiques tentent vainement d’en fonder la valeur permet de comprendre les refus rares dont il est l’objet. Comment un homme de grande valeur intellectuelle peut-il se perdre à gouverner ? Comment évaluer la valeur du pouvoir, que je le prenne, que l’on me le donne, qu’il soit là ou non ? Comment François d’Assise pourrait-il ne pas abdiquer, du fond de son humilité et de son salut ? Il peut sembler surprenant de ressusciter la distinction du temporel et du spirituel : mais ce serait négliger ce que nos catégories juridiques doivent au droit canonique et l’abdication comme question religieuse. Car non seulement le renoncement au pouvoir est un acte de pouvoir, "celui de l’individu imposant son choix, se repliant sur son corps et abandonnant le corps politique"   , mais il est "démonétisation" du pouvoir, et subordination du pouvoir à plus élevé que le pouvoir : une éthique de la vertu, une intériorité, geste privé de "l’anéantissement de soi"   .

Au-delà de la question historique et théologique du caractère juridique de l’abdication posée par le chapitre I, c’est celle de la souveraineté d’un acte qui est questionnée : et la question de la liberté rencontrée, par le biais du conseil, de la contrainte, de la ruse et la machination. À l’époque de l’abdication de Benoît XVI, nul ne songerait plus à contester un droit d’abdiquer. Mais comme l’écrit Alain Boureau, l’ecclésiologie est le laboratoire d’un pouvoir qui ne résiste pas à la lutte pour la "très haute pauvreté" et à "l’infini supériorité de la personne sur son emploi"   . Chez François d’Assise, abdiquer se dit resignare, et non renuntiare, ce dernier terme trouvant dans le droit canonique des justifications institutionnelles   . L’abdication se dérobe à l’analyse ; elle est distincte de l’indisponibilité, de la destitution et de la démission ; souvent rabattue sur la question pure et simple de la continuité du pouvoir   , donc impensée. Le chapitre II de Pierre-Antoine Fabre, analyse, avec la précision astucieuse et élégante qu’on lui connaît, les "conditions théologiques générales de l’exercice du pouvoir politique"   dans un "détail" de la constitution d’Ignace de Loyola. Le rapport de ce détail au problème de l’abdication n’est pas explicité d’emblée : P.-A. Fabre souligne d’abord l’articulation conceptuelle de l’obéissance et de l’acte libre en la fonction de collatéral du provincial jésuite   . Puis, dégageant "l’abstraction de collatéralité" de "la personne du collatéral", P.-A. Fabre en déduit un "im-pouvoir", fondant le pouvoir du supérieur et le limitant, dans une fusion de liberté et d’obéissance   . La constitution jésuite contient donc "un texte qui abdique de lui-même", comme "disjonction du lieu et de la place du pouvoir"   , puisque l’abdication est toute à la fois abdication de l’autorité et fondation de l’autorité.

Figure élégante et sophistiquée d’une abdication aussi esthétique que politique. Comme l’indique le chapitre III, Christine de Suède ne fut jamais plus célèbre et respectée qu’après son abdication, survenue en 1654, abdication qui reposait sur un double motif : changement de religion, luthérienne convertie au catholicisme, et refus du mariage, donc d’héritiers. Elle ne put abdiquer qu’au fait de son pouvoir : "reine absolue de nulle part". Et l’abdication ne fut possible que lorsque les jointures du pouvoir (aristocraties, conseillers, successeurs, statut personnel) cessèrent de grincer. Cette abdication permet de penser le triptyque de G. Agamben   constitué par le règne, l’action gestionnaire, et la gloire, cette dernière étant abordée comme désœuvrement du pouvoir. Désœuvrement du pouvoir sensible aussi dans ce mot de "médiocrité" que le Général de Gaulle utilisera sans relâche après le vote négatif au référendum de 1969, et qui en renverse l’échec : c’est moins de Gaulle qui abdique que le peuple français. Et dans le sens disproportionné donné à ce référendum, on lit en filigrane l’acte qui marque la supériorité de la personne du Général à sa fonction, le lien intime — mais paternaliste, mais religieux, mais prophétique — qui voulait transcender un contrat politique en "appel muet" (p.130), en vocation voire en "ataraxie". L’abdication donne à penser une histoire oblative du pouvoir, dans un écart danaïdique, fait de déprise, de retraite et de silence, et dont la forme est historiographique : c’est la belle thèse de ce chapitre, que de donner à penser l’abdication comme espace historiographique. Le pouvoir s’affirme comme écriture politique du temps présent et à venir. J. Le Brun présente l’abdication, dans l’épilogue, comme pouvoir extrême de poser la perte de son pouvoir, dans un faisceau convergent de mysticisme, de machiavélisme, d’éthique et de folie : décomposition du pouvoir entre l’homme souverain et l’homme privé, ce dernier pouvant régner sur le souverain, dans une relation spéculaire faite de tristesse, de mélancolie   et "d’aspirations négatives".

Il est fréquemment donné de voir le pouvoir comme structure impersonnelle dissoudre les subjectivités et faire de cette dissolution son signe le plus constitutif. Or ce qui se donne à voir, dans cet ouvrage, c’est bien le contraire. L’abdication politique peut être vue comme refus de la personnification du pouvoir comme de l’utilité individuelle, de telle sorte que, paradoxalement, un individu qui se penserait utile au pouvoir avouerait qu’il ne servirait pas le pouvoir politique, mais s’en servirait. De même qu’un pouvoir ne pouvant être réduit à rien par une abdication en devient médiocre et vide : le pouvoir est dans l’oblatif, et dans la captation nous ne trouvons que son travestissement, comme incontinence de son propre temps manifestant l’absence de sa supériorité personnelle sur sa fonction. L’abdication se distingue par sa souveraineté totale : souveraineté temporelle, a minima. Principe de gouvernement, mise en question des structures de pouvoir, exhibition de ses fondements religieux, apologie du néant fichée en plein cœur des communautés politiques, "la volonté d’une abdication possible doit se mêler à tout pouvoir" écrit A.Boureau