Dans un bel album, le fils de Françoise Sagan dresse un portrait différent de l’image sulfureuse et réductrice de sa mère.

On pensait tout savoir de la fluette, mais grande, Sagan : une entrée précoce en littérature avec Bonjour tristesse (1954), une vie très people entre fêtes, casinos, amis et coups de projecteur, un rappel à l’ordre avec l’accident de voiture en 1957 et l’usage de drogues qui s’en suivit jusqu’à sa mort en 2004, une œuvre dense comme le fil à plomb d’une existence cabossée.

Sagan est une étoile filante. On pensait tout savoir d’elle et, à vrai dire, on se moque pas mal d’en savoir plus : on n’égratigne pas les astres à l’immortelle fugacité. On ne feuillette pas l’album richement illustré (plus de deux cents superbes photos en noir et blanc), publié par son fils, Denis Westhoff, pour en savoir plus. La légende Sagan reste soigneusement intacte grâce aux choix des clichés où l’héroïne Sagan apparaît elle-même dans sa grâce mutine, que ce soit enfant avec son sage faux-col Claudine jouant aux petites voitures, au bras du père de son fils (le mannequin Bob Westhoff) et de son ami Jacques Chazot en long manteau de fourrure avec un drôle de chignon sur la tête ; ou encore, un peu avant, lors de son premier mariage avec l’éditeur Guy Schoeller en 1958.

Sagan reste mystérieuse. Par un amour emprunt de pudeur et d’un infini respect, son fils unique – aujourd’hui photographe âgé d’une cinquantaine d’années – ne dévoile pas davantage sur les attendus sulfureux (les excès, la fin de vie pénible, les relations amoureuses avec les femmes, etc.). Il ne dément pas mais entend rester le gardien discret d’un temple certes un peu tarabiscoté. Car être le fils de Sagan, et son héritier – dettes comprises – ne doit pas être une mince affaire. De ce point de vue, l’ouvrage constitue un hommage mais aussi une façon habile de gérer ce complexe et, à certains égards, lourd héritage. Pas de révélations fracassantes, donc, mais au fil des pages et autres écrits antérieurs   quelques anecdotes, quelques images en plus. Non pas pour savoir qui était vraiment Sagan mais plutôt pour comprendre pourquoi on l’aime toujours telle qu’en elle-même : légendaire.

On passe d’abord de délicieux moments à (re)découvrir d’autres aspects de l’œuvre de Sagan : le théâtre, avec entre autres Bonheur impairs et passe, qui vit conjointement monter sur scène en 1963 Jean-Louis Trintignant et Daniel Gélin ; la chanson avec Juliette Gréco et le musicien Michel Magne, pour l’album Sans vous aimer, en 1956. On picore des réflexions personnelles, à la résonance certaine : “Écrire est la seule vérification que j’aie de moi-même. C’est, à mes yeux, le seul signe actif que j’existe, et la seule chose qu’il me soit très difficile de faire […]. C’est à la fois désespérant et excitant”   . Ou : “Mais j’ai toujours pensé qu’il y avait des familles sur la terre et que, en plus de ceux qui partagent votre sang et votre enfance, il y a aussi les familles du hasard, ceux que l’on reconnaît confusément comme étant son parent, son pair, son ami, son amant, comme ayant été injustement séparé de vous pendant des siècles que vous avez peut-être partagés sans vous connaître. […] C’est une parenté faites de silences, de regards, de gestes, de rires et de colères retenus, ceux qui se choquent ou s’amusent des mêmes choses que vous”   . On pénètre aussi son univers où brillent Billie Holiday, Tennessee Williams, Orson Welles et, bien sûr, Jean-Paul Sartre et François Mitterrand, tous objets de brèves rencontres ou de déjeuners secrets en tête à tête.

Cette biographie entraîne donc dans un tourbillon à la suite d’une Sagan riant et jouant jusqu’à l’aube pour ensuite dormir peu et lire et écrire beaucoup. Elle n’est toutefois pas seulement cela et il faut prendre au sérieux ce qui est avant tout le témoignage inédit d’une personne au statut singulier. Certes, les propos de Denis Westhoff, venant en écho à ceux de sa mère, sur tel ou tel événement, complètent le portrait de celle-ci. Mais est-ce le seul enjeu, la seule raison d’être de cet ouvrage dans la mesure où publier, c’est bien rendre public, donner à entendre sa propre voix ?

Il apparaît de plus en plus clair que celle de l’auteur n’est pas seulement celle du “fils de”. Avec délicatesse et retenue, il apprend lui aussi à se construire dans l’ombre du géant magnifique que fut sa mère. On assiste à cette forme de mutation avec émotion : comment la regarder après l’avoir tant aimée ? Il nous aide aussi à éclairer tout un pan souvent voilé de la vie d’une femme écrivain : sa part maternelle et son rapport complexe avec la maternité. De fait, un ou plusieurs enfants sont synonymes de contraintes matérielles et de finitude acceptée, autant d’éléments en fortes tensions avec la quête de légèreté et la pulsion d’immortalité. Sagan n’a pas purement et simplement évacué cette tension en n’ayant pas d’enfant. Elle en a eu un et fut mère, à sa façon, à la Sagan, ce qui ne signifie pas une mauvaise mère. En effet, bien peu d’alternatives sont laissées aux écrivaines : soit “rien”, c’est-à-dire pas mère, soit mère douteuse, soit bonne mère… et alors mauvais écrivain ? Denis Westhoff est le seul à pouvoir dire à ce propos, et il dit tout, on le croit, avec honnêteté : l’extravagance, les absences, mais aussi la gentillesse et un vrai dialogue.

Celle que de bail en bail, de quartier en quartier,
toi tu fais tout pour fuir, tu fais tout pour nier,
mais qui te suit partout et te fait pitié,
et qui est toi, mon ange, et qui l’est à jamais,
et qui sera partout, dans tes maisons louées,
assise à t’attendre, seule, sur le palier   ...


Cette solitaire ne l’est plus tout à fait avec un si bel hommage filial

 

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