Rencontre du neuvième art entre Thierry Groensteen, théoricien de la bande dessinée et l'auteur Joann Sfar

Si le meilleur moyen de ne pas être interrompu, c’est d’écrire, Joann Sfar a beaucoup à dire : à peine 40 ans et une bibliographie phénoménale, avec plus de 130 bandes dessinées en tant que scénariste, dessinateur, voire les deux. Catalogue auquel se rajoutent des livres Jeunesse, des romans et l’écriture de deux films, dont Gainsbourg, vie héroïque à la réalisation. Adoptant une maïeutique décontractée, Thierry Groensteen s’entretient avec l’auteur prolifique.

Au départ la famille, et le grand-père maternel, modèle manifeste du chat dans la série Le Chat du Rabbin. Juif d’origine polonaise, rescapé puis résistant dans la brigade Alsace-Lorraine de Malraux, il sera l’initiateur à la lecture de bande dessinée. Ensuite, il y a la grand-mère paternelle, stéréotype de la mère juive pied noir, certifiée fournisseur officiel d’histoire. Ashkénaze et sépharade, le texte et l’image, peut-être un début d’explication. Toutefois, Sfar prévient : "Le judaïsme, c’est un truc de jésuites !". Le père est un notable niçois plutôt marqué à droite. Seule solution pour l’adolescent d’alors, s’imprégner de la mouvance anarchiste pour signifier sa différence.

Une autre piste permettant de comprendre cet auteur singulier réside dans sa double formation. D’une part les beaux-arts et son cortège d’humiliations destiné à ne conserver que la substantifique moelle, de l’autre, l’apprentissage philosophique: "une passion française avant de devenir une maladie allemande." L’envie de faire une autre bande dessinée ? De son passage à l’Association se dégage une volonté de ne pas rester cloisonner dans le genre alternatif, tout en reconnaissant l’apport de cette maison d’édition au médium. En ce qui concerne les références, Moebius pour "sa maîtrise absolue de l’espace" ou encore "Killoffer (...) Son travail est puissant, pertinent et d’aujourd’hui."

Parmi les bandes dessinées, à la rubrique non-fiction, il y avait les Carnets, exutoire autobiographique relevant aussi d’une pratique quotidienne ; 9 volumes entre 2002 et 2008, parus à L’Association puis chez Delcourt. Dorénavant, c’est le Journal de merde pour Télérama. Ce passage s’explique par la volonté de sortir du cadre de l’autobiographie graphique et la possibilité de réagir face aux hasards de l’existence, d’où l’aspect journal ; de merde exprime le caractère spontané de la réaction.

Pour la partie fiction, une espèce d’improvisation préside, pas de méthode d’écriture mais une solide confiance en soi. À propos du dessin, il n’y a aucun secret de fabrication, Sfar écrit comme il dessine. Rejetant tous les standards en cours, il dessine ce qu’il pense tout en concédant que son style, jeté sur la feuille, puisse faire jaser. Le résultat est là, une production qui peut grimper jusqu’à 3/4 pages par jour. La partie graphique intervient après la rédaction, pour une plus grande liberté. Autre particularité du style Sfar, la planche prend forme depuis la dernière case.

Une bibliographie trop importante implique un bref survol de l’œuvre. Ce sera la série Donjon, baignée d’héroïc fantasy, un univers fécond et maîtrisé. Outre les différentes contributions au dessin, de Blanquet à Stanislas, en passant par Blutch ou Carlos Nine, cette série bénéficie de la co-écriture d’un autre stakhanoviste de la case : Lewis Trondheim. Quant à l’énorme succès de librairie, Le Chat du Rabbin, pour lequel il travaille en solo, Sfar l’explique par ce voile levé sur la communauté juive : "une boîte aux fantasmes." Mettre en scène un chat philosophe répond d’abord à une passion étudiante pour le métier d’éthologue combiné à la volonté de faire parler ceux qui ne sont pas doués de la parole.

 

En forme d’épilogue, cet ouvrage aborde l’expérience cinématographique, à travers l'apprentissage du métier de réalisateur sur Gainsbourg, vie héroïque. Au-delà de toute considération professionnelle, ce contact avec le grand écran rappelle la totale liberté d’action de l’auteur de bande dessinée, tant créative que financière. "Je maintiens que le premier script était mieux que le onzième, celui que nous avons tourné."

Avec ces deux signatures, la lecture est dense. À l’exigence analytique habituelle de Groensteen répond la verve spontanée de Sfar. On saute de Chateaubriand à Romain Gary, de Michael Arndt, le scénariste de Toy Story 3 à Homer Simpson. Intelligent, agaçant et attachant, cette personnalité du microcosme de la bande dessinée dépasse les frontières habituelles du médium (franco-belge, alternatif, manga) et touche au-delà, c’est-à-dire un public non bédéphile, sans renier ses racines, plongées dans la production jeunesse