On a beaucoup écrit sur la spiritualité dans les films de Terrence Malick : panthéisme écolo, cosmologie new age, ou simple naïveté poétique… après seulement quatre films et six ans d’absence depuis The New World, la vision cosmologique du cinéaste atteignait une dimension totalisante dans The Tree of Life (2011), où la conduite du récit passait pour la première fois au second plan, derrière l’attention sensible portée à la forme visuelle. Mais film contemplatif ne veut pas nécessairement dire film profond, et The Tree of Life a déstabilisé (ou ennuyé) plus d’un spectateur. A certains égards, A la Merveille s’inscrit dans la lignée de ce dernier, mais propose un geste moins audacieux et sans doute plus mesuré. Cette reprise en mode mineur peut agacer, ennuyer, et les effets éblouissants de caméra peuvent être perçus comme des gimmicks répétés une (longue) fois de trop – désignant la démarche du cinéaste comme vaine, redondante, prétentieuse. Il me semble cependant qu’A la Merveille creuse un sillon sensiblement différent des précédents films de Malick. Moins politique que La Ligne Rouge, moins historique que Le Nouveau Monde, moins universel que The Tree of Life, ce ne serait plus vraiment un film sur la spiritualité, mais peut-être d’avantage un film proprement spirituel lui-même.

Un monde beau et distant

Comme The Tree of Life, A la Merveille est un enchantement visuel qui exprime un véritable savoir-faire cinématographique. La magnifique photographie d’Emmanuel Lubezki, les cadres toujours pensés, la composition toujours équilibrée, la fluidité des mouvements de caméra plongent le spectateur dans un monde idiosyncrasique tel que seul Malick et ses équipes semblent pouvoir le filmer.

Cependant le regard poétique du cinéaste, la perfection de la diction des voix intérieures et l’absence d’espace sonore diégétique créent ici une certaine distance, malgré la voix-off qui introduit l’intériorité des personnages à l’écran. Le couple-star Affleck-Kurylengo est trop parfait, idéal et idéel. La beauté est partout, le cadre sature de poésie au risque de nous en dégouter. Rien de laid en ce monde, pas même le chantier démesuré pour lequel travaille Neil (Ben Affleck), supposé symbole du geste destructeur de l’homme sur la nature. Ni chair ni sensualité non plus dans des relations amoureuses qui sont filmées de manière désincarnée. L’amour est rire et batailles de polochons, courses dans les blés et promenades "à la merveille" (le Mont Saint-Michel) ; la sexualité est presque absente, la seule scène d’amour est filmée tardivement avec le même regard impeccable, sous la même lumière pure que le reste du film.

Trouver le merveilleux en toute chose est un geste louable et ambitieux, mais qui prend le risque de lasser. Ce trop de beauté échoue à exprimer la poésie qu’il prétend capturer, d’autant que ce style appuyé met en cause la possibilité d’identification aux personnages, alors que l’expression de leur intériorité suggère que leur parcours psychologique est au centre du film. La disruption entre intériorité et extériorité est ici fondamentalement problématique.

Un film sur le doute qui ne doute pas

La première partie du film fonctionne probablement mieux que la seconde, car la mise en scène bienheureuse correspond à l’état de bonheur des personnages. Mais la correspondance n’est pas tenue, et le cinéaste peine par la suite à exprimer cinématographiquement le basculement dans le doute et la douleur. Le mal sensé s’insinuer pernicieusement dans une situation parfaite - le doute de la femme, celui du prêtre, la séparation, l’adultère, la condamnation des criminels - est filmé avec autant de grâce éthérée que le bien. L’adultère de Marina (Olga Kurylenko) est filmé pudiquement, et même le traitement sonore de la douleur qui en résulte reste très propre : les grondements, les basses, les bruits stridents demeurent conceptuels, détaché de la matérialité de la vie.

La mise en scène échoue aussi (ou ne cherche tout simplement pas) à incarner la crise morale du père Quintana (Javier Bardem). Alors que sa voix exprime en off son inquiétude et son égarement ("je ne vois que destruction"), alors qu’il se lamente de ne plus percevoir Dieu, le film ne cesse de faire sentir le contraire. Chaque point de vue a une âme, le château de Versailles comme le pavillon américain, le jardin des Tuileries comme les plaines d’Oklahoma. "La lumière naturelle est la lumière divine", est-il susurré par ailleurs.

A l’absence de correspondance entre la mise en scène et l’état de doute des personnages s’ajoute l’idée que ce style trop souligné empêche le spectateur de prendre sa place et annihile toute possibilité d’interprétation. Nulle place pour les notions terrestres du doute ou de la contingence dans la vision céleste de Malick, nulle scriptibilité (au sens de Barthes) ne vient relever la mise en scène, malgré le caractère elliptique et énigmatique de la narration. Serait-ce le signe d’un échec relatif du film, ou plutôt l’expression de la recherche d’un autre horizon cinématographique ?

Un film habité ?

Et si le regard aérien et ethéré de Malick avait à voir avec une autre ambition pour le cinéma ? S’éloignant de la mise en perspective (historique, spatiale, mentale) qui structurait The Tree of Life, le cinéaste opère ici un recentrement sur ses personnages, tout en entretenant avec eux un jeu de distance perturbant. Au désarroi de ses protagonistes face à un monde qu’ils pensent vide et abandonné, le film renvoie une cosmologie habitée, et fondamentalement bonne. Si immersion il y a, c’est moins dans le cœur des personnages qu’au sein d’un regard englobant et bienveillant sur la création.


Le point de vue lointain adopté par le montage, et surtout le mouvement constant de la caméra, gagneraient dès lors en pertinence. Cette esthétique du mouvement serait donc bien plus qu’un effet de style bien maitrisée, elle serait l’expression visuelle d’une certaine présence, d’un souffle cinématographiquement plus spirituel qu’une série de plans de paysages baignés de lumière. Ainsi, alors même qu’il raconte le sentiment d’abandon de ses protagonistes, A la Merveille serait un film habité, animé (au sens d'animus, l'âme) et fondamentalement optimiste. Pour la première fois, Malick ne filmerait plus seulement Dieu en toute chose, il filmerait peut être "du point de vue de Dieu"