L’ouvrage retrace une histoire culturelle et philosophique du spectateur, à partir d’un modèle classique, idéal et universaliste, élaboré par les philosophes du 18e siècle, une figure ensuite bouleversée par les pratiques artistiques modernes et contemporaines.

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La figure du spectateur s’inscrit dans un fructueux mouvement de théorisations formulées à l’égard du spectateur d’art, qui connaît un développement croissant depuis trois décennies. L’ouvrage dresse une histoire culturelle et philosophique du spectateur, identifiant trois « moments spectateur »   distincts, à l’époque classique, moderne et contemporaine. A partir des années 2000, Marie-Madeleine Mervant-Roux   a pu repérer un intérêt accru des philosophes pour cette figure   , qui sert de socle à l’élaboration de réflexions autour de concepts tels que la « communauté » ou l’« assemblée ». L’étude de Christian Ruby se lie en partie à cette mouvance, mais substitue à l’essai philosophique une approche analytique et synthétique de théories esthétiques majeures énoncées, depuis le siècle des Lumières, en Europe et en Amérique du Nord. L’entreprise propose une exploration globalement chronologique des idées, sans évacuer leur ancrage contextuel. L’approche ne se veut pas matérialisante, elle examine la figure du spectateur à l’aune de plusieurs positionnements philosophiques établis depuis le 18e siècle, jusqu’à l’époque actuelle. Cet examen généalogique démontre que la conception du spectateur n’est ni unifiée ni naturelle et doit être saisie dans son historicité. Le postulat sur lequel l’ouvrage se construit est le suivant: le modèle du spectateur classique, qui se caractérise par un face-à-face contemplatif avec l’œuvre, se trouve déréglé par les pratiques artistiques et culturelles modernes et contemporaines. A l’objectivité du regardeur classique vient se substituer la participation du spectateur moderne, à son tour bouleversée par les interférences auxquelles est soumis le spectateur d’art contemporain. Ces trois moments sont définis par l’auteur qui prend soin de limiter la portée téléologique de sa proposition, en précisant qu’ils coexisteraient dans la sphère contemporaine.

 La figure du spectateur atteste un décentrement épistémologique : ce n’est plus l’œuvre qui constitue l’unique point de mire des études des arts, mais bien le dispositif qui articule l’œuvre au sujet-spectateur. Ce dernier n’existe donc pas per se mais bien au sein d’une relation et au cours d’un évènement. Le spectateur, son rapport à l’œuvre et l’inscription de cette relation dans un contexte donné, servent une pensée à la portée résolument politique, où l’on peut identifier des rapprochements avec la philosophie de Jacques Rancière. Elle formule un questionnement autour du « commun », de la communauté formée ou déformée au contact des œuvres d’arts, et de l’émancipation de l’individu.

Selon C. Ruby la première figure du spectateur – modèle idéal et anthropocentré – naît à la Renaissance et s’accomplit à l’époque des Lumières, période de désacralisation complète des arts et du développement des structures d’exposition (les salons puis les musées). Le philosophe s’attache à déconstruire l’unicité de cette figure et à montrer à quel point elle n’est ni unique, ni consensuelle. L’usage du singulier dans le titre fait donc l’effet d’une antiphrase, l’ouvrage témoignant de la mutabilité du spectateur au fil du temps, de sa dimension plurielle et de la plurivocité des discours qui le conceptualisent. Cette défiguration progressive de l’unicité atteindra son paroxysme à l’époque contemporaine.

Au 18e siècle, le spectateur se pense en tant que regardeur (le regard est nodal même si l’audition est mentionnée). L’être ignorant découvre la vérité et le beau au cours de la contemplation de l’œuvre ; la conception classique du spectateur « défini comme un appareil de vision ou d’audition éducable »   , repose sur un principe de transformation, d’élévation et d’émancipation par l’art. Elle renvoie à l’universalisme Kantien dont le projet de civilisation sous-tend une culture (un goût) commune et universelle. L’auteur rappelle toutefois que les théories de Kant, restées dominantes, sont nuancées par les textes de Hume et de Diderot. Le beau en soi et l’universalité du goût sont infléchis par Hume qui oppose le dialogue à l’absolu de la norme. Chez Diderot, l’idée de tension vers l’œuvre est mise en exergue au cours de belles pages qui explicitent une pensée de la séparation et de la dissension. « Apprentissage, variabilité et multiplicité »   apparaissent comme les maîtres-mots de la pensée diderotienne qui, d’après C. Ruby, traduit un sens profond du politique. On sent l’attrait de l’auteur pour cette philosophie de la confrontation, permettant de vivifier et de dynamiser la pensée de la culture.

La seconde partie intitulée spectateur, esthétique et politique, traite de la fondation d’une communauté de spectateurs, au pouvoir potentiel indéniable. La pensée rousseauiste de la fête sert de parabole à la puissance politique du lien social et de la cohésion citoyenne. L’analyse des écrits de Schiller qui suit, présente de stimulantes ouvertures sur la persistance du modèle classique dans le débat contemporain, parfois – et à tort selon Christian Ruby – nostalgique d’une « culture modèle »   unifiante. L’écriture emprunte alors à la forme de l’essai, le philosophe affirmant la nécessité d’une culture du dissensus, dans son dynamisme, ses différences et ses écarts. C’est d’ailleurs sur ce point que se fonde son projet politique.

L’instauration du musée abordée dans la troisième partie, perpétue le principe universaliste kantien, à travers un « appareil d’Etat    » – l’expression fait sans doute référence aux théories d’Althusser   – permettant d’implanter et d’asseoir une culture nationale. A travers l’évocation des écrits romantiques de Schlegel, La figure du spectateur énonce le paradoxe d’une contemplation de l’art, dont l’appréciation se doit d’être universelle et émancipatoire, mais qui se voit pourtant institutionnalisée par le musée et donc soumise à un contrôle étatique. L’institution muséale exposant un art aux canons légitimés se trouvera cependant bouleversée par le développement de l’art moderne et des avant-gardes, qui explosent les critères du beau et de la vérité.

Ainsi, le spectateur classique est entendu de manière élargie, sans que ne soient distinguées les spécificités inhérentes à la réception de chaque art. Cette position globale, constate l’auteur, devient difficile à tenir avec l’avènement de l’art moderne à la fin du 19e siècle. En effet, la spécialisation des disciplines et la différenciation qui s’y développe, génèrent des reconfigurations singulières de l’activité spectatrice. En conséquence, ceci apparaît comme la principale limite de l’étude elle-même, puisque C. Ruby a opté pour un point de vue macroscopique sur le spectateur et ne rentre pas dans le détail de chaque praxis.

L’art moderne et les avant-gardes substituent à l’idée de goût universel une logique de la tabula rasa et du dépassement des formes antérieures, qui conduit à l’élaboration d’une myriade de figurations du spectateur. Les courants artistiques se succèdent et se confrontent ; si les artistes s’accordent sur leur désir de renouveler leur discipline, ils s’opposent sur les moyens d’y parvenir. Pris dans ces antagonismes, le spectateur entre en tension vis-à-vis d’œuvres dont le sens ne va plus de soi. Le face-à-face laisse alors la place à la participation. La modernité bouleverse l’idée d’unicité et de commun, notamment par un ensemble de confrontations interculturelles – les expositions d’art colonial par exemple – et l’émergence de nouveaux médiums artistiques : la photographie et l’enregistrement sonore. Les écrits de Baudelaire permettent de retracer l’émergence d’une figure de la modernité spectatrice, marquée par son dissentiment face à l’œuvre et à la subjectivité de son goût.

Le délaissement de la représentation mimétique au profit de formes de plus en plus abstraites, ainsi que l’apparition de nouvelles techniques et de nouveaux arts, engendrent la mutation de la réception – extérieure et commune – en perception – intérieure et subjective. Ceci s’accompagne d’un renouvellement du champ théorique, impliquant le corps, la sensorialité, l’intellect dans un même mouvement. Le livre mentionne alors l’apparition d’un spectateur-phénoménologue qui fait l’expérience de l’œuvre. Dans cette individualisation du rapport à l’art, le face-à-face classique disparaît et laisse la place à un partenariat ou une fusion entre l’œuvre et le spectateur. La synthèse des théories de Merleau-Ponty qu’opère C. Ruby est particulièrement éclairante lorsqu’elle s’applique au cinéma. A juste titre, l’auteur énonce les limites de la phénoménologie, en rappelant qu’elle ne permet pas de penser la communauté.

Les réflexions de Clément Greenberg qui sont ensuite abordées, permettent de réinterroger la place du spectateur confronté au développement des industries culturelles et médiatiques. Dans son réquisitoire contre les dérives de l’art – notamment le Pop art –, le critique américain affirme la nécessité d’un art élitaire offrant une alternative au divertissement et au kitsch. Mais l’ouvrage montre clairement qu’au moment où Greenberg se sent dépassé par l’évolution des pratiques, son projet engendre une scission entre des spectateurs cultivés et non cultivés, et sous-tend un repli de l’art sur lui-même.

Pour conclure cette traversée des pensées du spectateur moderne, La figure du spectateur commente la philosophie d’Adorno et son ambition émancipatrice. A l’instar de Greenberg, le philosophe allemand s’insurge contre l’expansion de la culture du divertissement de masse. Il propose alors de confier à certains intellectuels la tâche de guider les spectateurs sur la voie de l’émancipation. Cette philosophie « négative », d’après Ruby, construit un projet utopique qui s’oppose au goût universel kantien ; en effet, celui-ci conduirait inéluctablement au développement des industries de l’art et de la culture. Finalement, l’ouvrage émet l’hypothèse suivante : l’émancipation du spectateur n’est possible qu’au prix d’un double dépassement, celui de l’esthétique classique et universaliste et de ses dérives, et celui du rapport de participation entretenu par l’art moderne.

Au terme de ce cheminement théorique s’ouvre donc la dernière partie consacrée au spectateur d’art contemporain. Ce régime esthétique bouleverse le rapport aux œuvres, il se caractérise par un « refus des assignations    », par les interférences et les déplacements qu’il produit. Le spectateur y construit son trajet individuel tout en faisant acte de « coopération interprétative    » et, ici, l’auteur envisage la possibilité d’une refondation de l’idée d’émancipation. Forcément ouverts, ces derniers chapitres présentent différentes perspectives philosophiques comme autant de pistes vers lesquelles s’orienteraient les réflexions actuelles. Il ne s’agit plus d’analyser une pensée emblématique d’une époque donnée, mais de rendre compte d’un ensemble de positions parfois contradictoires. La dynamique de lecture se trouve alors quelque peu affectée par l’absence de références explicites aux auteurs et aux textes.

La conclusion synthétise clairement les enjeux de l’ouvrage, revenant sur les différentes transformations du spectateur classique, moderne et contemporain, et les couples d’oppositions autour desquels ils se constituent : « visible-invisible », « regarder-agir   » qui seront finalement reconfigurés par l’art contemporain. L’hypothèse finale, appelant à envisager de nouveau l’émancipation du spectateur à travers ses trajectoires propres et les mutations de ses actions, offre une perspective prometteuse.

Christian Ruby a lui-même conçu une intéressante trajectoire à travers différentes pensées du spectateur, éclairant les pratiques contemporaines par les théories des trois siècles précédents. Le positionnement se veut large et synthétique, permettant une traversée diachronique de l’esthétique. Malgré la densité de l’ouvrage, on soulignera la belle limpidité de l’écriture et l’effort didactique de l’auteur, qui nourrit son propos de multiples schémas récapitulatifs très utiles