Critique et romancier, Gérard de Cortanze revient sur le parcours et l’œuvre de l’écrivain et académicien Pierre Benoit, pour rétablir certaines vérités littéraires et historiques.

Né en 1886 à Albi, fils de militaire, Pierre Benoit passe sa petite enfance dans le Sud de la France, avant de partir avec sa famille pour la Tunisie et l’Algérie, en 1903. Son service militaire effectué, il retourne en métropole, à Montpellier, et poursuit un double cursus en droit et en lettres, devient maître d’internat au lycée Lakanal de Sceaux. Là, il échoue à l’agrégation, et occupe divers postes au sein du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts, tout en fréquentant le milieu littéraire parisien, se liant d’amitié avec Francis Carco et Roland Dorgelès, notamment. Conservateur, il fréquente également Maurice Barrès et Charles Maurras, sans pourtant appartenir à l’Action française.

En 1914, il est nommé lieutenant sur le front de l’Aisne, puis se trouve réformé pour raisons de santé en 1916. Koenigsmark, son premier roman, publié en 1917, connaît un certain retentissement. En 1918, c’est la consécration avec L’Atlantide, publié par Albin Michel, et récompensé par le Grand Prix du Roman de l’Académie française. Parvenu au rang d’auteur populaire, Pierre Benoit écrira désormais un livre par an en moyenne, et donnera de nombreuses conférences, dont certaines demeureront célèbres, comme celle sur “Les écrivains morts à la guerre”, prononcée en 1921 à Lyon. Connu pour son exubérance méridionale, l’homme multiplie alors les conquêtes féminines, dont les actrices Musidora et Fernande, entre autres.

Après sa démission du poste de fonctionnaire, fin 1922, Pierre Benoit débute une série de périples, dont le premier va le mener à Istanbul, où il rencontre Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de l’État turc moderne, puis au Liban, sur les traces de Maurice Barrès, qui vient justement de décéder. L’ascension se poursuit. Ayant “rapporté” du Moyen-Orient La Châtelaine du Liban (1924), et Le Puits de Jacob (1929), Pierre Benoit voit également ses récits être adaptés sur grand écran, notamment par Jacques Feyder (L’Atlantide, 1921), Jean Durand (La Chaussée des géants, 1924) et Georges Wilhem Pabst.

Revenu en France, l’auteur se retire à Saint-Céré, modeste bourgade du Lot, et y écrit beaucoup, enchaînant récits et scenarii à un rythme soutenu, avant de repartir pour de longues croisières, tout autour du monde, et notamment en Asie, ce qui lui inspire Axelle (1928), et Erromango (1929). Élu à l’Académie française, en 1931, malgré quelques réticences, il continue à “bourlinguer”, pour reprendre l’expression chère à Cendrars. Immobilisé par un problème au genou lors de la signature de l’armistice en 1940, Pierre Benoit collabore épisodiquement avec l’occupant, tout en rendant une visite de courtoisie au chef de l’État, en 1943. Ayant intégré le Corps franc Roland dans le maquis périgourdin en mai 1944, il est cependant arrêté par des Résistants lors de l’épuration, et enfermé plusieurs mois à Dax, puis à Fresnes. Accablé par certains confrères, soutenu par d’autres (parmi lesquels Louis Aragon), Pierre Benoit se voit infliger une interdiction de publier en France pendant plusieurs années, et sort profondément meurtri de l’épreuve, blessé par l’opprobre jeté sur lui et sur son œuvre.

Les livres se poursuivent néanmoins, mais restent marqués par l’expérience carcérale, la destruction de l’Europe (L’Oiseau des ruines, 1947 ; Jamrose, 1948 ; Aïno, 1948). En butte à des jalousies, à des attaques personnelles, il règle ses comptes à travers Fabrice (1956), récit d’inspiration autobiographique sur la période de l’Occupation et de la Libération, et, en 1959, décide de ne plus siéger à l’Académie, suite au refus du général de Gaulle de ratifier l’élection de Paul Morand. Les dix dernières années de sa vie demeurent sombres : endeuillé par la disparition de sa jeune épouse Marcelle, morte du cancer, il se réfugie dans la foi et s’isole dans sa maison du pays basque, où il décède en mars 1962, à l’âge de 76 ans. Aréthuse, roman resté inachevé, paraît en 1963, à titre posthume.

Réhabiliter la mémoire de Pierre Benoit, qui souffre d’une réputation douteuse, constitue une fameuse gageure. Suspect, encore aujourd’hui, de collaboration active, le romancier apparaît avant tout ici comme un personnage sensible, attachant parfois, drôle souvent, et avant tout “paradoxal”. Excessif en tout, véritable bourreau de travail, l’écrivain est aussi un être angoissé, misanthrope, hanté par la question de la mort et du salut, construisant patiemment, et dans la solitude, l’intrigue de ses quarante-trois romans. “Un roman bien fait, ce n’est pas un volatile qui vagabonde à travers les prés, c’est un canard de Vaucanson, c’est une pièce d’horlogerie”, déclare-t-il ainsi dans Rivarol, le 19 novembre 1959. Et que dire des nombreux poèmes, dialogues de films, et centaines d’articles, fragments d’une œuvre protéiforme et inspirée. “Pierre Benoit est vraiment un Janus, un insaisissable”, déclare Gérard de Cortanze.

De fait, le comportement politique de l’homme, son attitude face aux terribles soubresauts qui secouent le siècle, sont contradictoires. Intime de Barrès et volontiers cocardier, le créateur revient profondément choqué du front, en 1916, sans pour autant renier ses convictions nationalistes. Proche de la droite radicale, admirateur du dictateur portugais Salazar, il ne verse à aucun moment ni dans le racisme, ni dans l’antisémitisme, et adhère aux théories sionistes à travers Le Puits de Jacob, en 1925. Tout entier à son art, il participe vaguement aux médiocres projets culturels vichystes tout en protégeant plus ou moins directement Irène Nemirovsky (qui, faute de mesurer la portée du danger, périra à Auschwitz en 1944), et Louis Aragon, qui saura s’en souvenir après la guerre. L’attitude de Pierre Benoit à l’égard des collaborateurs avérés, tel Paul Morand, est elle-même ambigüe. Dédaignant Hitler et participant à la Résistance dans le Sud-Ouest à la fin du conflit, il prononce un éloge funèbre de Pétain en 1951 et fonde, avec Maurice Genevoix et Sacha Guitry, un groupe de défense de la mémoire du Maréchal, peu de temps avant la publication de Fabrice, en 1956. De là viennent naturellement quelques malentendus historiques, qui expliquent la désapprobation morale et littéraire de Jean Paulhan, de François Mauriac et de nombreux ex-maquisards, condamnant ainsi l’auteur de L’Atlantide au “purgatoire” évoqué en quatrième de couverture.

Durablement installé, le doute masque l’extraordinaire richesse d’une œuvre elle-même paradoxale, où apparaissent malgré tout quelques lignes de force, et, en premier lieu, la présence permanente, dans chaque intrigue d’“héroïnes fabuleuses”, pour reprendre les termes de Jean-Paul Török   . L’Antinéa de L’Atlantide, l’Alberte du roman éponyme (Alberte, 1926) et bien d’autres sont devenues des figures familières pour des milliers, voire des millions, de lecteurs.

Brillant Don Juan, l’auteur a toujours rendu hommage aux femmes, qu’il estime : “J’adore les femmes. Tout me séduit chez elles […]. J’ai confiance en leur jugement. Il est rare, voyez-vous, qu’une femme ait tout à fait tort”   . L’action des récits se situe dans tous les pays, sur les cinq continents : Océanie avec Erromango (1929), Irlande avec La Chaussée des Géants (1922), Afrique noire avec Feux d’artifice à Zanzibar (1955), Chine avec Le Désert de Gobi (1941), etc. Les thèmes et les tons sont variés, qu’il s’agisse de chanter la joie, de distraire à travers Le Déjeuner de Sousceyrac (1931), ou d’évoquer le deuil, la peine dans Les Amours mortes (1961) ou les brûlures de l’Histoire dans Fabrice (1956).

Car, et c’est là un nouveau paradoxe, ce “faiseur de romans de gare”((Jean-Paul Török, Pierre Benoit, op. cit.), est aussi un être de lectures. L’évasion, les paysages exotiques, masquent trop souvent la profonde culture propre au créateur : “Pierre Benoit n’est pas un simple voyageur […]. Il est de la race des Loti et des Farrère, mais […] il est aussi féru d’informations et de savoir”((p. 149)). De fait, et derrière l’exotisme, les contrées lointaines, se cache le souvenir de lectures : “La chose qui m’intéresse le plus dans les pays que je traverse est le souvenir des écrivains qui les ont célébrés. […] On ne saurait avouer avec plus de franchise l’origine livresque de ses impressions. Il n’est que trop vrai pourtant : c’est Chateaubriand que je suis allé chercher à Jérusalem ; c’est Pierre Loti qui m’intéressait à Papeete, Lamartine à Beit-el-Din, Gérard de Nerval au Krak des Chevaliers”, affirme-t-il cette fois en août 1928, dans “La Martinique et Fort de France”   .

Romancier, critique, essayiste et traducteur, Gérard de Cortanze signe là une biographie exhaustive et passionnante, surprenante souvent, écrite dans un style sobre et poétique, empreint d’une délicate nostalgie. Par-delà le portrait d’un homme de Lettres fameux et reconnu de son vivant se dessine l’histoire de toute une génération, en proie aux tourments d’une période troublée, et sur laquelle il convient de porter un regard neuf.