Première édition française d'un ouvrage important tant pour l'étude de l'opinion publique que pour son histoire.
"[…] nos volontés suivent nos opinions de même que nos actions suivent nos volontés ; c’est dans ce sens que l’on a raison de dire que l’opinion gouverne le monde " (T.Hobbes, Elements of law, I, 12, §6)
Cette édition d’un ouvrage théorique et de premier plan en sociologie chez Gallimard est un événement. Événement pour l’histoire de l’œuvre de Ferdinand Tönnies, pour celle de la sociologie allemande et formelle, pour la philosophie, les études intellectuelles et les sciences politiques aussi.
Cet ouvrage, paru en 1922 dans sa première édition (année de la parution d'Éducation et sociologie de Durkheim), participe à la construction d’un problème pluridisciplinaire massif : l’opinion publique. Tönnies entreprend de répondre à plusieurs interrogations, avec et après Gabriel Tarde : qu’est-ce qu’une opinion ? À quelles conditions peut-on parler d’opinion publique ?
Les analyses de Tönnies ont parait-il vieilli, notamment du côté de l’analyse des médias : mais elles contribuent, premièrement, à la formation historique d’un problème clé, et constituent deuxièmement une vision encyclopédique et généraliste de tous les mécanismes sociaux concourants à la formation de l'opinion publique. L’ouvrage tire de là sa dimension classique.
Si ce livre est une critique, c’est d’abord parce qu’il examine et clarifie les usages possibles du concept. Plus précisément, ce concept se trouve au cœur des sciences politiques (comme objet du pouvoir du point de vue de l’acteur politique), au cœur de la sociologie politique (comment décrire les faits politiques ?), au cœur de la sociologie des intellectuels (comme objet de contre-pouvoir et lieu de production du politique), au cœur de la philosophie politique (comme détermination de nos conceptions du pouvoir).
"L’opinion publique tient dans la société le rôle que tenait la religion dans la communauté", synthétise Marcel Gauchet dans sa présentation de l’ouvrage. Mais plus encore : "la religion se place au-dessus de la collectivité, l’opinion publique au-dessus de l’État" écrit Tönnies .
Entendons-nous bien : aux yeux de Tönnies, l’opinion publique détermine la société au même titre que les lois et règlements, et la religion. C’est une forme de "volonté" collective, dont il faut décrire les mécanismes.
Dans un premier temps, Tönnies analyse le lexique (meinen, denken, wesen...) et met en œuvre une analyse philologique, par laquelle il déduit des propositions plutôt kantiennes (différence entre penser, croire, et savoir dans la Logique) qu'il nomme "états d'agrégation de l'opinion" et qui désignent une forme d'adhésion subjective à ses propres représentations.
Avant d'entrer dans l'analyse de l'opinion publique, Tönnies analyse l'opinion relative à la communauté, puisque "c'est à l'opinion des autorités au sein du groupe que se subordonnent les autres membres" . Autorité, proximité, nombre, catégorie sociale et rapports sociaux entre groupes (y compris rapport de domination et de "différenciation", cf. p.64) : Tönnies examine les mécanismes expliquant l'échange et le leadership d'opinion, faisant de l'éloquence et de l'affabilité les forces sous-jacentes du conditionnement des opinions. Il relève qu'au sein du groupe, la volonté du groupe — qu'il nomme "opinion obligatoire" — est constitutive du groupe et donc contraignante pour ses individus, d'où la production d'une unanimité.
Tönnies indique qu'il existe plusieurs formes d'unification rationnelle de la volonté, présidant à la formation de l'opinion : l'habitude d'abord, la décision et la composition par addition ensuite, enfin le lexique et la formulation même de l'opinion . Doctrine, concept et slogan sont aussi convoqués comme "voie vers la puissance" . Les formes de la volonté collective empruntent le même chemin pour des résultats distincts : coutume, religion, législation. Tönnies étudie les effets d'échelles : "la mégaspatialité met en danger ce qui est d'ordre communataire" et augmente les conflits du point de vue communautaire. La transition vers la société, et la réunion qu’elle implique autour de conventions, permet la cordialité et le "style coulant" dans l'échange. Ainsi, "l'opinion publique est-elle l'expression la plus intellectuelle de la même volonté commune qui se montre dans la convention et dans la législation" , au sein d’une société. "Forme de volonté sociétale (gesellschaftlich) différenciée de toutes les formes de volonté communautaire" , le chapitre V s'ouvrira sur la distinction communauté/société et la systématisation des formes sociales de volonté (co-exister, co-habiter, co-opérer), systématisation dans "un mouvement vers la société", qui va d'une participation au vivre ensemble communautaire vers l'adhésion libre et singulière.
"Plus la culture, en particulier la culture politique, s'étend et […] s'empare […] du peuple d'en bas, plus grande sera sa collaboration à l'Opinion publique" . Pour Tönnies, il n'y a aucun doute que l'opinion publique soit formée par "les intellectuels", comme "tribunal dont les décisions ou les arrêts revendiquent […] la valeur idéelle de sentences judiciaires" . Par suite, la propagande est définie comme "application" et "pouvoir" de la théorie de l'opinion publique.
C'est donc logiquement au passage dans la sphère publique que Tönnies consacre la suite de son analyse : signe, communication, supports de diffusion (médias) et publicité. Le rôle des villes est affirmé concernant la circulation des opinions. Mais celui des partis est disséqué : majorité/opposition, conservatisme/réforme, orthodoxie/hétérodoxie sont autant de catégories expliquant "l'ordre sociétal" , donc aussi bien les luttes d'opinions que les libertés. "L'opinion publique a pour seule caractère essentiel d'être exprimée, manifestée […] à l'endroit de la généralité, c'est-à-dire de tout le monde" : sa production n’est pas réservée, même si Tönnies souligne en plusieurs endroits ses convictions aristocratiques.
Le chapitre le plus important qualitativement est le chapitre IV, "De l'opinion publique à l'Opinion publique", où Tönnies passe de l'étude d'une opinion publique déterminée à celle de l'opinion publique "en tant que force et puissance à l'oeuvre comme unité". Le public (Allgemeinheit) comme destinataire de l'opinion est « l'opinion publique » ; le public comme sujet de l'opinion est "l'Opinion publique" . Les connexions entre les deux sont examinées et notamment les déterminants de "la portée de la voix" de celui qui parle en son nom (langue, contexte politique, niveau culturel du destinataire, personnalité, notoriété, partialité, médias).
Des états d'agrégation de l'Opinion sont dégagés (solide, fluide, gazeux). Ils permettent de penser la généralisation d'une opinion partielle et le combat dont l'enjeu est l'Opinion, c'est-à-dire "l'habileté politique" dans le tissage de la décision politique avec certains états de l’Opinion. L'étude que Tönnies consacre à Tocqueville et Turgot (pages 210-2) est décisive quant au réseau formé par les concepts intellectuels/Opinion/pouvoir politique. C'est le chapitre VII, "Puissance et facteurs de l'Opinion publique", où Tönnies développe l'idée qu'aucune innovation sociale ou politique n'est possible sans l'Opinion publique. Sa force, écrit-il, est "sa masse" (son état plus ou moins solide) et "sa vitesse" : il y a donc une physique de l’Opinion, des "moments" et une science de l'Opinion . Ainsi "l’Opinion publique volatile naît de l’Opinion publique fluide […] en un processus que nous pouvons comparer à l’évaporation" .
Le combat politique pour l'Opinion passe par les médias, mais pas uniquement : le "césarisme" défini comme gouvernement plébiscitaire est examiné, et des "voies secrètes de la manifestation" sont examinées (et particulièrement l'applaudissement et le sifflet, les arts plastiques, les associations, les fêtes et les phénomènes de "frime" inventive et technique — réhabilités par Steve Jobs).
L'entretien entre l'Empereur Guillaume et Napoléon III est un exemple très clair de la puissance de l'Opinion sur les Gouvernements. La presse, bien que gazeuse, participe à la fois à la vulgarisation et à la solidification de l'Opinion : la presse quotidienne a un impact sur l'état le plus volatile de l'opinion, et les formes les plus denses — les revues — sur son état le plus solide , la "République des savants" étant définie comme "plus haute instance d'Opinion". Les leaders de l'Opinion sont identifiés : clercs, professeurs, avocats , écrivains et artistes, bref, tout ceux qui ont un lien avec la représentation, la parole publique ou le livre lu. Jusqu'à la mention du "prophète" , qui n'est pas sans faire penser à "l'intellectuel prophétique" chez P. Bourdieu.
C'est "l'intime affinité et la similitude entre religion et Opinion publique", qui n'apparaît pas d'abord, que Tönnies travaille constamment, notamment en explorant leurs dimensions morales. L'Opinion est analysée dans ses propriétés solides (morales, législatives), mais aussi éphémères, comme l'adhésion aux mots par les slogans . Le chapitre VII consacre ainsi à l'état d'agrégation (solide, liquide, gazeux) de l'Opinion dans les domaines politique, économique et moral des analyses fulgurantes. Par exemple pour le domaine politique, l'état solide n'existe que sur les formes étatiques ; l'état fluide concerne l'accessibilité de l'Opinion aux tentatives d'élaborations, donc aux réformes ; son état gazeux concerne les affaires politiques courantes et est de loin le plus important.
Le chapitre VIII, le plus long, s’attache à une étude comparative aux États-Unis, en France, en Angleterre, en Allemagne. Et les chapitres X et XI, consacrés respectivement à la relation de l‘Opinion avec question sociale et à la Guerre Mondiale, ont certainement un intérêt plus historique que sociologique ou philosophique.
On se demande si l’Opinion publique de Tönnies ne consacre pas excessivement la parole, donc le discours : "le jugement principal sur une personnalité de la vie politique d’aujourd’hui est toujours : ‘il parle bien ; il a bien parlé’. La parole suffit à tout" . L’efficacité politique ne s’y réduit toutefois pas, en particulier dans les domaines militaires et sociaux.
Pour conclure, il faut souligner que les analyses de Tönnies sont nourries d'exemples, exemples historiques que notre distance temporelle peine à articuler avec l'analyse conceptuelle, pourtant si riche. Si les tentatives de systématisation semblent parfois mécaniques, néanmoins elles fonctionnent, laissant à penser une mécanique réelle de l'objet. L'Opinion publique, ainsi soustraite à la gangue d'impensé et de surplomb des études intellectuelles, trouve dans cet ouvrage plus qu'un manuel : une langue, une culture et des institutions. L’Opinion publique est bien consacrée ici comme ce à quoi l’État obéit. D’où la pertinence de la mise en garde de Tönnies, au dernier chapitre, contre la religiosité de l’Opinion et son appel, mi prophétique mi utopique, à une "auto-éducation" de l’Opinion par une presse radicalement indépendante