Nonfiction.fr -  Vous avez fait paraître, il y a quelques mois, un livre, L’urgence industrielle !   , sur l’urgence à agir pour sauver l’industrie française. D'où vous vient cet intérêt pour l'industrie et d'où tirez-vous vos connaissances sur le sujet ?

Gabriel Colletis - Mon intérêt pour l'industrie est très ancien. Il vient d'expériences vécues. En voici deux. Enfant, j'ai eu l'occasion de voyager dans plusieurs pays du bord de la Méditerranée. Lorsque je conversais avec des anciens, ils me disaient que la France était un pays riche. Et pour me le montrer, tous les exemples qu'ils évoquaient portaient sur des réalisations industrielles : le France, les barrages, les automobiles françaises... Plus tard, j'ai assisté à des manifestations de viticulteurs en Provence qui défilaient pour dénoncer l'arrachage des pieds de vigne et scandaient qu'ils ne voulaient pas que leur pays se transforme en "bronze-cul" de l'Europe... Plus largement que l'industrie, ce qui importe est bien le développement des activités productives. Tout cela m'a donc conduit, au début des années 80, à engager une thèse de doctorat sur les aides à l'industrie en France et en Allemagne. Je me doutais qu'il y avait bien en Allemagne (contrairement à ce qui est le plus souvent affirmé) une véritable politique de l'industrie. Je voulais aussi comprendre les raisons du déficit des échanges entre la France et ce pays. Déficit qui n'est donc pas nouveau même si certains le découvrent quand il est bien tard.

L'industrie est-elle plus importante que les services, y compris pour une économie développée comme la nôtre ?

Il peut être utile de distinguer les services et l'industrie. Mais il convient de ne pas les opposer. Sans industrie, il ne peut y avoir de services à forte valeur ajoutée. L'inverse est aussi vrai : la production des Airbus dépend de la qualité des bureaux d'études. C'est donc la combinaison de l'industrie et des services qui forme un système productif fort dont tout pays développé a besoin pour exister comme tel.

Quelles familles ou sous-familles vous semblent devoir être distinguées au sein de l'industrie dans le cadre de vos analyses ?

Plutôt que de raisonner sur la base unique des secteurs ou des branches, voire des filières, la catégorie la plus intéressante est celle d'industries à forte valeur ajoutée. En la distinguant des industries de haute technologie. Une industrie de haute technologie est une industrie qui consacre plus d'un certain pourcentage de son chiffre d'affaires aux dépenses en R&D. Ce pourcentage peut atteindre jusqu'à 20% dans certaines activités comme les biotechnologies ou certaines parties de l'électronique ou du spatial. Cependant, force est de constater que cela ne concerne pas la majorité des activités industrielles. Pour celles-là, l'enjeu principal est de concevoir et produire des produits à forte valeur ajoutée. Ces produits (qui sont le plus souvent des produits de technologie moyenne) sont des produits de qualité, innovants, de gamme supérieure. Leur production nécessite des salariés compétents et dont la compétence est reconnue et leur prix relativement élevé permet de rémunérer correctement ce travail.

Quelles sont les principales causes du déclin de l'industrie française selon vous ? Comment sont-elles reliées entre elles le cas échéant ?

J'analyse ces causes en détail dans mon livre, L'urgence industrielle !. Certaines causes sont évoquées dans le débat : insuffisance des entreprises de taille moyenne (ce qui est un constat plus qu'une cause), illusion des services et des hautes technologies (un constat plus rarement fait), surévaluation de l'euro (qui est toutefois un avantage pour les grandes firmes qui investissent à l'étranger)... mais d'autres ne le sont jamais ou presque. Ce sont ces causes que je développe dans mon livre. Trois causes plus particulièrement qui font "système". La première cause concerne la stratégie des grands groupes. Ces groupes, que l'on appelait les "champions nationaux", dès la fin des années 60, ont très largement redéployé leur base productive à l'étranger. Aujourd'hui la production de ces groupes, les emplois qui y sont attachés ainsi que les investissements, leur capital de contrôle est étranger pour l'essentiel. Force est de constater que si les groupes allemands produisent aussi hors territoire allemand (notamment dans les pays d'Europe centrale et orientale), leur base productive reste très largement allemande. Ce qui est très simplement attesté par l'importance des exportations de ce pays. La deuxième cause de désindustrialisation est la façon dont l'Etat a conçu et conduit la politique industrielle. Pour faire bref, cette politique aura été principalement une politique de firmes, de grandes firmes. Plutôt que de concevoir l'industrie comme un "système", marqué par des interdépendances (les liaisons entre les entreprises ou entre les entreprises et les laboratoires de recherche, les Universités), l'Etat est intervenu en soutien direct d'entreprises isolées (le plus souvent de grande taille). Les pouvoirs publics allemands (notamment les Länder) ont toujours privilégié, à la différence de ce qui s'est fait en France, une optique de projet réunissant dans des réseaux des entreprises de taille petite et grande, des institutions de formation et de recherche. La troisième cause du déclin industriel est la manière dont les entreprises françaises conçoivent à la fois leur stratégie et l'apport de leurs travailleurs. Etre performant ou compétitif, pour un manager français, signifie le plus souvent baisser les coûts et, notamment, ceux du travail. Si cette optique peut sembler de nature à satisfaire les actionnaires (la baisse des coûts du travail fait remonter mécaniquement les profits et le potentiel de dividendes), elle n'assure en rien - bien au contraire - la pérennité de l'entreprise. C'est en concevant et en produisant des produits à forte valeur ajoutée que les entreprises peuvent assurer leur compétitivité globale sur la base de produits à forte valeur ajoutée.

Comment pourrait-on remédier concrètement à ce déclin selon vous ? Où et comment les forces sociales que vous évoquez devraient-elles se mobiliser ?

Remédier à ce déclin passe d'abord par une autre conception de la performance et du travail. Celui-ci doit être considéré non comme un coût mais comme un apport de compétences. Cet objectif peut aisément être repris par les forces sociales, ceux qui travaillent en premier lieu. Plus largement, les Français doivent comprendre que la dualité de propriété de l'industrie (bien privé ou bien appartenant à l'Etat) est terriblement réductrice. L'industrie est un bien commun, fait partie du patrimoine vivant des Français. "Touche pas à mon industrie" devrait être le slogan des Français lorsqu'une entreprise ferme (surtout lorsqu'elle est rentable !).

Quels seraient les objectifs atteignables, relativement rapidement, que ces forces sociales pourraient se fixer ?

Un premier objectif est d'instituer dans le droit français la catégorie "entreprise". Cette catégorie n'existe pas, étant confondue avec la catégorie "société" qui ne concerne que les seuls détenteurs des capitaux. Instituer l'entreprise en droit reviendrait à reconnaître la diversité des apports constitutifs à l'existence d'une entreprise, en premier lieu l'apport en compétences. Aujourd'hui, le droit français considère les salariés comme de simples fournisseurs de travail, extérieurs à l'entreprise, variable d'ajustement. Si l'entreprise existait en droit, on pourrait alors parler de "responsabilité sociale et environnementale". Aujourd'hui, il ne s'agit que d'un simple effet de communication.

Quelle politique industrielle conviendrait-il de mettre en œuvre, au plan français et/ou européen ?

Une politique industrielle française et européenne doit viser à densifier les relations entre les producteurs en Europe : entreprises, laboratoires de recherche, Universités. Cette politique doit aussi veiller à "définanciariser" les stratégies en introduisant une série de leviers (fiscaux et réglementaires) visant à rétablir la dimension du long terme dans la définition des stratégies et les objectifs des acteurs concernés. A titre d'illustration, les actionnaires ne devraient pas avoir les mêmes droits de vote selon qu'ils détiennent leurs titres depuis quelques secondes ou depuis plusieurs années. La fiscalité pourrait être différenciée selon que les bénéfices sont réinvestis ou distribués... Mais, surtout, une telle politique doit considérer de manière centrale l'objectif de formation et de reconnaissance des compétences de tous ceux qui travaillent.

Quel jugement portez-vous sur les mesures prises par l'actuel gouvernement en faveur de l'industrie, lesquelles retenez-vous ?

Le gouvernement actuel tente de préserver le devenir des entreprises menacées de fermeture. Ceci est indispensable à condition que ce maintien ne soit pas acquis sur la base d'un recul des conditions de vie et de travail de ceux qui constituent les forces vives des entreprises concernées. Mais cela ne suffit pas. Un nouveau pacte productif doit être pensé articulant sur le long terme travail, industrie, démocratie et allégement du poids des activités productives sur la nature. C'est ce pacte que je propose dans mon livre