Trois essais érudits de la part d’un de nos académiciens, spécialiste du XVIIe siècle, réputé pour sa critique de notre modernité.

La préface de l’ouvrage est rédigée par un Marc Fumaroli (1932) enjoué. Sur le mode ludique, comportant les aveux de l’auteur sur quelques faits de procrastination – il rappelle même l’étymologie de ce terme pour éviter l’usage aveugle de quelques contemporains aperçus en librairie (pro = renvoyer ; cras = à demain ; tiner = avec obstination) – auxquels il fait échapper les commandes à lui adressées, mais auxquels il soumet ses propres productions, il ouvre un ouvrage sérieux et complexe. Ces dix pages de préface n’ont en effet pas pour seule vocation la mise en public des états d’âme de l’auteur. Elles expliquent le mode de composition du volume ici commenté. Il contient trois essais de grande ampleur, ayant, selon les cas, servis de préface à d’autres ouvrages, mais tous plus ou moins conçus dans l’optique d’un grand ouvrage (toujours futur) à réaliser sur le thème de l’œuvre littéraire et la pensée politique de Pierre Corneille.

Ne nous attardons pas sur ce “projet”, bientôt doublé d’un autre concernant le comte de Caylus – Anne Claude Philippe de Tubières, compte de Caylus, neveu à la mode de Bretagne de madame de Maintenon – et la France des arts sous Louis XV (le comte revient d’ailleurs dans le troisième essai de cet ouvrage). Mais insistons simplement sur le fait que les trois essais que nous allons commenter furent des préfaces, destinées à satisfaire des commandes, quoique rédigées déjà dans le souci de ce dernier livre toujours en gestation. Encore sont-ils dérivés de leur fonction originelle (mais à ce niveau, on ne sait plus qu’elle aurait pu être cette fonction, puisqu’ils ne sont pas encore ce livre, et qu’ils ne sont déjà plus des préfaces, désormais rassemblés en un seul ouvrage comportant trois parties). Au demeurant, il n’est pas inutile de remarquer, aussi, que l’auteur déploie son écriture à partir d’un système d’emboîtement, assez caractéristique. Tel élément, cité dans le premier texte, devient l’objet du deuxième essai, et tel personnage évoqué dans les deux premiers essais, devient le cœur du troisième. Comme les poupées russes en somme, nonobstant que les textes ne diminuent pas (en nombre de pages) d’un essai à l’autre.

Il n’en reste pas moins vrai que l’agencement proposé s’organise à partir d’une thèse déployée abondamment dans l’ouvrage. Elle concerne le rapport du Moderne et de l’Ancien. Là aussi, il faut remarquer que ce rapport n’est pas aussi simple que d’aucuns voudraient le croire. Qu’il s’agisse de l’autorité et de la fécondité à reconnaître aux anciens, ou de la nouveauté à attribuer aux contemporains, le rapport est toujours fonction de la vision critique de la situation politique et culturelle du moment.
Le premier essai est intitulé “1684, De l’homme de cour à l’homme de goût”. L’auteur y explore le tumultueux XVIIe siècle européen, dont on sait qu’il a été la plaque tournante où, parmi une succession de querelles emboîtées, se sont dessinées plusieurs directions possibles du “vivre ensemble” civil et politique. Fumaroli appuie son propos sur la double analyse de l’ouvrage de Baltasar Gracián et de sa traduction en français par Amelot de la Houssaie.

En 1684, alors que publié en castillan en 1647, est mis en vente à Paris, un in-octavo pourvu d’une épître dédicatoire à Louis XIV. Il est signé Baltasar Gracián, quoique le traducteur n’ait pas respecté le titre original : Oràculo manual y Arte de prudencia. Il est en effet traduit par Amelot de la Houssaie sous le titre : L’Homme de Cour. Nombre de nos lecteurs ont eu à l’étudier sous des régimes idéologiques différents, durant ces dernières années, puisqu’une certaine fortune fut attachée à un ouvrage qui, selon les cas, pouvait servir encore de manuel de conquête d’un certain pouvoir, de manuel du dandysme moderne ou du cynisme postmoderne, quand ce n’est pas de manuel pour nos modernes cours républicaines ou pour quelques ambitieux habiles.

Savant théologien, le Jésuite rédacteur – ce qui nous vaut un fort bon résumé de la fécondité de ce corps   –, homme d’Aragon, n’en était pas moins un humaniste accompli et un écrivain réputé. Il participait aux discussions de son temps. Il appartenait à la République des Lettres de son époque. Il enseignait aussi l’Écriture sainte. C’est à Saragosse qu’il trouve l’observatoire où il put prendre la mesure du monde moderne, civil et politique et où il mûrit sa pensée de moraliste et de satirique. Il publie des ouvrages de poche, minces et minuscules, qui prétendent offrir à ses lecteurs et utilisateurs laïcs, sous forme de maximes brièvement commentées et faciles à mémoriser, un art de toréer victorieusement avec le dangereux et imprévisible taureau du monde civil moderne. Les ouvrages sont faciles à transporter sur soi et à consulter en chaque occasion. Les personnages de ces ouvrages proposent un type moderne de laïc, aguerri moralement et politiquement, à la mesure des situations insidieuses que multiplient les États en guerre, quoique de même religion.

Sujet de Louis XIV, auquel Amelot dédie en 1684 cet Homme de Cour, ainsi qu’on le connaît désormais, comme Gracián avait dédié en 1640 son Oràculo à Philippe IV, le Français gallican Amelot a transporté une dépouille du “Siècle d’or” espagnol dans le siècle français de Louis le Grand. Il n’hésite pas à affirmer, dans sa dédicace au roi, qu’un aussi habile homme que Gracián, né trop tôt, dans un pays et une langue vouée à la défaite, s’était trompé d’adresse, et avait fait, sans le savoir, le portrait du grand roi. Il n’empêche, Gracián et Amelot ne relèvent pas du même horizon métaphysique et anthropologique. Et l’horizon théologique du jésuite fait horreur au gallican.

Au cœur de la nouvelle machine politique de la cour de France, la lecture de la traduction de l’œuvre du jésuite propose un style d’être, d’agir et de réagir convenable à la liberté des âmes vigoureuses et aptes à faire face à l’extraordinaire et à l’imprévisible auxquels le vaste monde et la houle des temps les exposaient sans cesse. Il s’écarte de deux obstacles fréquents : la rigidité des règles impersonnelles et le piège ridicule des casuistes qui dissolvent les règles dans un vertige énumérateur de cas particuliers.

Cette lecture est aussi contemporaine d’un fait : dans le Versailles de Louis XIV, déjà, la servitude volontaire des hommes de cour se montre d’autant plus ardente, ingénieuse et habile qu’elle est concurrentielle, chacun s’attachant à faire mieux valoir aux yeux de l’amour-propre transcendantal du Prince son amour-propre relatif. La cour a sacrifié au Prince absolu sa liberté politique, mais en échange, elle a toute licence dans le cadre imparti, de faire valoir ses talents en tous ordres, sans que les concurrences pour la faveur royale n’entament le savoir virez qui maintient autour du roi harmonie, bienséances et convenances.

Sous Louis XIV, l’homme de cour est le sujet type du roi. Son éducation et sa conduite relèvent d’un art de se gouverner aussi indispensable au régime que l’art d’éduquer le Prince à l’exercice prudent et secret de sa raison d’État, et au bon gouvernement de son royaume. Aux arts de régner font pendant les arts de se conduire habilement, à l’usage des courtisans et des ministres du Prince.

Lorsqu’Amelot traduit ce qui est devenu pour nous L’Homme de Cour de Gracián, c’est à cela qu’il pense, bien plus qu’à une satire dont on aurait pu aussi créditer l’ouvrage de l’auteur. Et Fumaroli de s’interroger : “Amelot a-t-il fait un contresens sur les intentions de Gracián ? Dénonciation des mœurs monarchiques ou traité de savoir vivre dans la bonne société ?”

Il n’en reste pas moins vrai que, tant Gracián qu’Amelot ramènent du ciel sur la terre, le nouveau regard philosophique, susceptible de pénétrer les pièges du monde, tout en enseignant à les déjouer. Ce qui est en jeu ? La définition du sage moderne, seigneur de soi-même, se tirant d’affaire sans se renier ni s’avilir dans les conjonctures les plus perfides et périlleuses, mis à l’épreuve des choses de la vie, et réclamant un surcroît de lumières, de vertus et de grâce. En un mot, dit Fumaroli, c’est l’un des plus hardis efforts qui aient été tentés pour enseigner aux laïcs catholiques comment leur “type idéal” peut traverser en pratique et indemne mais avec style, le monde civil, commun et vil, des Modernes, et comment, par l’exercice ingénieux et victorieux de sa liberté, il peut se rendre digne, trompant le Démon éventuellement par ses propres armes, de la grâce suffisante dont sa nature, cultivée par les arts libéraux, a été pourvue par Dieu, son Créateur et Sauveur.

Le monde de Corneille, Fumaroli y vient tout de même, comme celui de Gracián, subordonne à la légitimité des normes, des règles, des lois, celle de l’exceptionnel et de l’extraordinaire héroïque. Les deux auteurs déploient autant un art de la prudence (bien entendue) qu’une politique de la cour. Il existe donc bien un art cornélien de se gouverner à la boussole de la maîtrise et du respect de soi. Corneille et Gracián appartiennent à une génération catholique qui avait cru pouvoir réduire à néant l’accusation de faiblesse et de décadence lancée contre le christianisme, et forger une aristocratie chrétienne profane, que sa dévotion ardente, ni déplacée ni abusive, ne disqualifiait en rien. Ils dispensent tous deux des maximes qui sont la véritable pierre angulaire du monde moderne. Poète catholique de la génération de Gracián, Corneille n’eut sans doute pas suivi Amelot dans son interprétation, lui qui, dans Othon, utilise l’expression “homme de cour” comme équivalent de “arriviste”, “médiocre”, “hypocrite” et “dangereux”. Mais il est certain que tous deux ne laissent rien ignorer des replis méchants, des bassesses morales, des chausse-trapes dont le monde civil fourmille et qui avilissent les humains quand ils ne cultivent pas l’heureux fonds qu’ils ont reçu de la nature et du Créateur.

Autre lien établi par Fumaroli : avec Machiavel, cette fois. Parmi les exercices du génie humain réhabilités par la Renaissance, et au premier rang de ceux-ci, figurait l’art suprême de gouverner une Cité terrestre que son émulation moderne avec le grand exemple antique, l’Empire romain, avait fait sortir de la féodalité et répartir en États, status rerum publicarum, versions tardives, temporelles et plus ou moins sourdement rivales de l’État pontifical, héritier sacerdotal, le premier en date. La politique, avec Machiavel, devenait un art humain autonome, libéré des entraves morales et cléricales – puisque le christianisme, religion de l’au-delà, corrompt ici-bas toute politique – qui retenaient le souverain temporel, force du lion et ruse du renard, de déployer sa virile et héroïque virtù. La condition générale étant que la raison humaine, ayant enfin éprouvé ses propres forces artistiques et scientifiques, peut désormais, de son propre chef, légiférer dans tous les ordres du savoir, de l’agir et du faire, au sein et au service d’un ordre politique régi par un Prince se conduisant lui-même, selon sa propre raison d’État absolue.

Le deuxième essai rassemblé dans cet ouvrage ne nous éloigne guère du sujet précédent, par ce système d’emboîtement signalé ci-dessus. Ayant souvent cité en lui la célèbre “querelle des Anciens et des Modernes”, l’auteur la reprend maintenant avec plus d’ampleur et de subtilité, sous un titre emprunté à Esope : “Les abeilles et les araignées” (les abeilles savent se référer au passé ; les araignées croient pouvoir tout tirer d’elles-mêmes). Il en précise d’abord les termes, soulignant qu’on en trouve l’élaboration chez Pline le Jeune et Tacite   . C’est pour mieux insister sur la manière dont les théologiens médiévaux ont fait usage de l’antithèse entre antiqui et moderni. Modernus n’appartient pas au latin classique, mais au latin chrétien. L’antithèse et le vocabulaire sont donc chrétiens. Ils mettent en contraste le temps dépassé et désormais clos qui a précédé la rédemption christique, et le temps neuf, récent, ouvert, moderne au sens propos, celui de l’ère de grâce qu’ont inauguré l’incarnation et la révélation de l’Évangile. Alors, “antique” et “moderne” ne sont plus affaire de simple chronologie générationnelle. Ces adjectifs qualifient deux rapports au savoir sur le monde et deux points de vue sur la condition de l’homme dans ce monde.

Bien vite, un usage polémique se déploie. Et notamment un usage péjoratif de “moderne”, “récent” ou “nouveau”. Dans la langue vulgaire notamment. Dans la querelle qui éclata à Paris en 1687, on qualifia d’Anciens les lettrés contemporains qui tenaient pour classiques les auteurs anciens admirés et on qualifia de Modernes ceux qui, accusant les Anciens d’archaïsme, prétendirent ne pas se tromper d’époque et déclarèrent pour vrais classiques les auteurs contemporains accordés au goût de leur temps. On sait que Charles Perrault a pris la première place dans la querelle. Mais la première réponse au poème de Perrault invitant le siècle de Louis le Grand à se délivrer du préjugé de la supériorité des Anciens, fut un Discours sur les Anciens de l’helléniste Longepierre. Dans la querelle, chacun est peu ou prou engagé. Richelieu n’est pas le dernier à avoir déjà agi. La création de l’Académie française avait, auparavant, donné des gages de développement à la langue française contre le latin. Cela nous vaut de belles pages sur cette institution (de la langue et de l’Académie)   .

Il reste que la querelle est surtout d’importance à partir du moment où l’on comprend que ses termes fluctuent sans cesse, en se croisant : on peut opposer un Antique modernisateur au Moderne barbare, comme on peut opposer au contraire et symétriquement un Antique barbare à un Moderne progressiste. Les termes du débat, c’est ce que montre clairement Fumaroli, s’échangent réciproquement, en se donnant autant pour forces rivales que pour forces alliées, en fonction de retournements et de renversements d’alliance circonstanciels. Reste à avouer aussi que dans ce basculement, ou bien trop de passé rend aveugle sur le présent, ou bien trop de présent empêche de se situer par rapport au passé.

Et Fumaroli de conclure : “Ni l’Antiquité, ni aucune autre civilisation n’a été hantée, comme l’Europe l’a été depuis Pétrarque, par son rapport avec le passé et avec le lointain, tenus pour supérieurs, inférieurs et en tout cas différents et troublants. Aucune non plus n’a trouvé, dans cette confrontation incessante avec l’Autre lointain ou qui s’éloigne, une conscience de soi à la fois avidement conquérante et ardemment curieuse de l’extrême diversité et étrangeté des états humains de civilisation ou de barbarie, selon les temps et les lieux”   .

Cet examen de la querelle – qui nous vaut des “fiches” sur Jean Desmarests de Saint-Sorlin, Trajano Boccalini, Boileau, Perrault… – fournit aussi l’occasion d’une série de remarques qu’il faudrait faire valoir plus amplement encore (dans une prochaine préface ou dans un autre essai à ajouter !). L’une porte sur les institutions culturelles sous les monarques. Fumaroli insiste sur le fait que ces institutions, parmi lesquelles les bibliothèques, constituent des “îles” dans un “archipel”   de compagnies différentes qui entretiennent entre elles un commerce poli, sans qu’aucune d’elles n’y compromette ses fortes particularités. Elles composent toutes ensemble les polarités multiples et interconnectées de la République européenne des Lettres, au point de pouvoir, simultanément, imposer à celle-ci une langue, le français du roi, le français gallican, dont le bon usage est fixé, non par des savants, mais par des dames et des gentilshommes de la cour et du monde.

L’autre remarque prolonge la précédente. Ces institutions sont corrélatives de l’horizon des “honnêtes gens” des compagnies parisiennes. Leur connaissance des classiques latins et grecs est faible ou nulle. On ne peut donc ignorer, par ses effets sur la querelle, ce public de lecteurs qui a le poids du nombre et du prestige social, et qui déteste la vanité choquante des pédants. Troisième remarque : la République des Lettres instaure un gouvernement propre, rival de celui du roi, porté, à Paris, à une extraordinaire conscience de soi, celle de deux capitales dans la même cité. La monarchie doit donc tenir compte de cette République, “vaste et industrieux essaim de lettrés européens, surgi au XVe siècle”. Ce que nous appelons désormais la “sphère de la culture”. C’est donc un public de lecteurs parisiens, jusqu’alors local et n’ayant autorité que sur la littérature “vulgaire” française, qui s’est imposé comme le tribunal international des livres, rival de celui des doctes et menaçant de confiner ceux-ci à la littérature savante publiée en latin. Ce public parisien, de culture essentiellement contemporaine, n’entretient que des rapports lointains et indirects avec les sources latines et grecques.

Le troisième essai est d’abord consacré au retour à l’Antique au siècle des Lumières : “1748, le retour à l’Antique”. Quel paradoxe, s’écrie Fumaroli, à juste titre ! Et d’entreprendre une analyse des modalités de ce “retour” : goût à la grecque, révolution à l’Antique… la beauté moderne cède le pas devant le passé. Quelques-uns se rêvent contemporain d’Athènes. D’autres de Rome. Crise d’identité ? Sans doute. Mais une crise alimentée surtout par une critique des mondes frivoles des cours modernes. Il n’est plus question d’appartenir à une cour moderne ou éclairée. Il est question d’un autre avenir, rêvé à partir du passé. Il est vrai que le portrait de l’Antiquité change simultanément. Ce que Fumaroli fait bien ressortir, c’est que, finalement, on ne parle jamais de la même chose sous les mêmes mots. Pensons au Serment des Horace de David. Maintenant, il est possible de porter des cheveux sans poudre. La coiffure se fait flottante. Changements de vestiaire, de mœurs et de manière tiennent sans doute à des modèles antiques, mais est-ce bien d’Antiquité qu’il est question ? Ne célèbre-t-on pas plutôt une “liberté” perdue, qui bientôt n’aura plus besoin de se référer à des modèles ? L’auteur résume bien la situation en parlant de “régénération politique par l’exaltation de la vertu civique et virile du héros”. On peut donc dénoncer ainsi l’étroitesse du cadre monarchique.

Et revoilà donc le comte de Caylus. C’est lui qui lance à Paris le goût à la grecque, en pourvoyant notamment des jeunes artistes de bourses, de commandes, d’emplois. Il entend enfoncer un coin dans les arabesques joueuses du rocaille du régime antérieur (fin de Louis XIV et surtout Louis XV). Il ébranle, bien qu’ayant été longtemps son mécène, l’autorité réputée excessive de Watteau (lié à la rocaille). Il sacrifie la mémoire de son ami de jeunesse sur l’autel de ce qu’il considère désormais comme le bien public du royaume. Une guerre du goût est déclarée dans laquelle s’engagent les uns et les autres.
Laissons cette nouvelle querelle se dérouler, pour insister sur d’autres éléments apportés par Fumaroli aux débats historiques : l’importance du public féminin notamment ; la hantise de la décadence comme thème de débat ; le rôle de Winckelmann ; l’invention de Rome comme Antique ; la naissance des antiquaires ; l’éducation du goût par les œuvres d’art... Autant de motifs de lire cet ouvrage très éclairant sur ces points. Et on lira surtout au terme de l’ouvrage un commentaire intéressant sur la question du sublime, qui court dans l’ouvrage et dont nous n’avons pas parlé. Cette question, en effet, n’est pas uniquement celle du goût. Elle est aussi celle de la “fabrique du spectateur”. De Longin à nous, en passant par Boileau (dans son rôle de traducteur de Longin), cette question est évidemment décisive. Si dans le “joli” et dans le “beau” règnent des règles (au besoin non écrites), la particularité du sublime est qu’il amorce des parcours en dehors de toute règle, dans la confrontation directe avec l’infini et l’insaisissable. Le spectateur y est saisi d’une admiration qui emporte l’âme, mais aussi d’une terreur mortelle qui fait frissonner le corps. En un mot, il déstabilise.

Mais à ce sublime, Fumaroli fait jouer un tout autre rôle. Revenant sur “nous” et notre époque, il devient un moment dénonciateur de nos incapacités. C’est ce qui explique que l’auteur ne puisse se départir de jeux de comparaison incessants, et qui ne sont pas tous théorisés. Certes, à propos de Gracián, il était utile de comparer parfois la lecture historique de son ouvrage avec celle, par exemple, de Schopenhauer et de Nietzsche. Il n’était pas nécessaire en revanche de nous fait part constamment de comparaisons avec notre époque, dont on sait que l’auteur n’en a guère la nostalgie. Le titre de l’ouvrage le prouve assez. Si le sablier est renversé ou renversable, c’est qu’il n’est pas question ici de valoriser les Modernes. À tout le moins…

Un dernier point cependant. La méthode de lecture de Fumaroli, exposée à nouveau dans cet ouvrage, tient à peu de choses, mais qui sont efficaces sur un certain plan (historique et/ou érudit) : il faut pénétrer l’esprit de chaque œuvre, en établissant la cohérence de son sens, et en la rapportant à l’ensemble des écrits ou de la pensée de l’auteur. Ainsi, admettre que Gracián relève entièrement du catholicisme jésuite, c’est rendre possible dans leur contexte anthropologique et théologique originel, la lecture des œuvres profanes de Gracián et au premier chef de la plus célèbre d’entre elles. Mais c’est aussi admettre que lue en traduction, sous le titre de L’Homme de Cour, on ne lit sans doute pas la même œuvre.