Une lecture de Senghor qui tente de le sauver du culturalisme.

On connaît le Senghor poète, le Senghor chantre de la négritude, le Senghor homme politique et chef d’Etat, mais connaît-on vraiment le Senghor philosophe ? Dans cet ouvrage, le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne se propose de prendre au sérieux la philosophie de Senghor, au-delà du culturalisme essentialiste et des quelques slogans à laquelle elle est souvent réduite ("L’émotion est nègre, comme la pensée hellène", "assimiler et non être assimilé", "la culture est au début et à la fin de tout développement", "enracinement et ouverture", "chacun doit être métis à sa façon", etc.). La pensée senghorienne est la synthèse de diverses influences intellectuelles dont S. Diagne brosse un tableau précis, soulignant non pas seulement qui Senghor a lu, mais surtout comment Senghor a lu, lui qui a "fait flèche de tout bois".


Lectures choisies

Il y a Sartre tout d’abord, dont l’existentialisme contribuera à façonner la conception de la liberté chez Senghor. Mais Sartre, c’est aussi la célèbre préface, "Orphée Noire"   , véritable "baiser de la mort", célébrant tout à la fois la négritude et sa fin programmée, simple moment dialectique appelé à disparaître dans la révolution mondiale. Creuset de toutes les critiques ultérieures faites à la négritude, cette préface est un défi majeur posé au projet senghorien de fonder une africanité originale et autonome. Senghor tentera ultérieurement de répondre à cette critique, présentant la négritude comme autre chose qu’un simple "racisme anti-raciste" – "essentialisme stratégique" dirait-on de nos jours – voué à disparaître. La lecture senghorienne de Sartre est donc critique, tout comme celle de Marx philosophe, dont il reprend la notion d’aliénation, mais qui doit être adaptée et repensée en situation coloniale, au détriment du Marx du Capital dont il dénonce l’anti-humanisme. La "voie africaine du socialisme", ne saurait donc pour Senghor être un simple mimétisme, niant la spécificité du continent.

Cette africanité autonome, insiste Souleymane Diagne, Senghor prétend la trouver dans l’art. Lecteur des critiques d’art Thomas Munro et Paul Guillaume, ami de Picasso, Senghor livre une ontologie de l’africanité qui se donnerait à connaître dans les œuvres d’art du continent, notamment les arts plastiques, les chants et danses, et dont la structure commune serait le rythme. Quoique influencé par le formalisme de Clive Bell, Senghor procède à une re-ethnologisation de l’art africain, à sa racialisation (corollaire d’une "négrification" par Senghor lui-même de nombreux auteurs et artistes européens comme Péguy, Claudel, Rimbaud ou Picasso). En l’absence d’écriture, les arts africains seraient donc des moyens de connaissance, Senghor nous offrant une herméneutique pour découvrir derrière les formes de l’art africain une philosophie singulière.

Cette ontologie différentialiste, Senghor la doit sans doute à ses lectures assidues de Lévy-Bruhl et de Léo Frobenius. Du premier, il reprend les critiques sur l’idée abstraite de "l’homme en général" et les spéculations sur le dualisme cognitif de l’humanité, entre raison analytique européenne et raison nègre "intuitive par participation". Mais l’auteur rappelle que Senghor a très tôt critiqué ce dualisme de Lévy-Bruhl et rejeté la notion de "mentalité prélogique", proposant un différentialisme par degré plutôt que de nature entre la raison hellène et l’émotion nègre. Au second, dont il n’a eu de cesse de proclamer sa dette, Senghor reprend l’idée d’une unité profonde de "style" et d’ "esprit" du continent, et la  valorisation de cette ontologie africaine qui se manifesterait dans ses diverses réalisations en tant que civilisation, à l’instar de la germanité   .   

Cependant, S. Diagne rappelle opportunément que la célébration de la civilisation africaine n’a jamais éloigné Senghor des vents du monde, bien au contraire. Profondément influencé par Teilhard de Chardin, Senghor a toujours voulu penser à la mesure de l’universel, de la "civilisation de l’universel" qui doit émerger du dialogue des cultures singulières, dialogue qui ne peut être véritable et sincère que si chacun accepte sa part de différence et celle des autres, sans nier l’antagonisme nécessaire entre interlocuteurs véritables. Ce n’est donc pas un hasard si sa pensée de l’enracinement et de l’ouverture rejoint les théorèmes de la "mondialité UNESCO" et les poncifs de la diversité culturelle. Mais pour Souleymane Diagne, le métissage senghorien, parce qu’il célèbre les grandes civilisations antiques comme déjà métisses, ne tomberait pas dans les apories du métissage comme mélange d’essences pures, car le métissage est toujours déjà-là, originel et premier.


Symbioses et apories

Le panorama intellectuel senghorien esquissé par S. Diagne se veut donc à la fois cohérent et complexe. L'auteur tente de montrer qu’il y a chez Senghor une profonde cohérence entre sa théorie esthétique, sa méthode philosophique, sa lecture ethnologique et sa philosophie politique. Il rappelle utilement la complexité de sa pensée, ses apories, ses contradictions et leurs évolutions ; loin de la "pensée Senghor" aplatie et recyclée en prêt-à-penser automatique et inquestionné pour les uns, ou en négrologie désuète à honnir pour les autres. Cependant, les apories senghoriennes ne sont pas toutes levées dans l’ouvrage, sauf peut-être au prix d’interprétations indulgentes par S. Diagne du texte senghorien et dont on n’est pas certain qu’elles auraient été avalisées par Senghor en son temps.

Au fond, suppose Souleymane Diagne, Senghor aurait été plus bergsonien que lévy-bruhlien, dans sa célébration du vitalisme et de l’intuition, sa réhabilitation de l’émotion, celles-ci allant de pair avec la raison, se complétant l’une l’autre dans "la promesse que porte une humanité plus complète". Ce faisant, la pensée de Senghor ne semble pas s’émanciper de la gangue de la complémentarité et du différentialisme. Même si les traits culturels voire psychologiques sont universels, leur combinaison serait unique et originale, produisant de la différence. Mais, nous dit S. Diagne, cette différence, puisque de degré et non de nature, ne serait pas de l’ordre de l’irréductible, le fragment essentialiste resterait soluble dans l’universel : "Sous le différentialisme perce toujours chez Senghor, pour le mettre en perspective, voire le nier, la vision d’une communauté humaine indivisible. […] Une théorie des ensembles culturels fluides est bien présente chez Senghor et affleure ici ou là sous le discours en général essentialiste, permettant de nuancer son racialisme voire de dé-racialiser sa pensée". Mais révéler les différences pour ensuite penser les convergences n’est pas chose facile, et le mode d’emploi ne nous est pas toujours fourni par Senghor. La symbiose est plus facilement proclamée que pensée. Quand Senghor, homme de son temps, prétendait expliquer les différences culturelles par la biologie (groupe sanguin) ou la caractérologie, tout en ayant de cesse de proclamer l’arrachement volontaire de l’homme aux déterminations naturelles, la synthèse est ardue, l’Aufhebung délicate. Si l’articulation de contradictions est toujours formellement possible pour le poète grâce aux figures de style, elle n’est pas toujours satisfaisante pour la pensée.

Cependant, à défaut de fournir la formule théorique définitive de cette alchimie équilibriste, Senghor a montré qu’elle pouvait à tout le moins être vécue et pratiquée. Tour à tour taxé de rejeton dénaturé de l’assimilation toubab ou héraut incorrigible de la différence culturelle racialisée, sa trajectoire ne se laisse pas enfermer dans l’une ou l’autre des alternatives, s’abreuvant tour à tour à l’universalisme et au culturalisme. Sans être théoriquement tout à fait satisfait de cette singulière alchimie, il est tout à fait possible de conserver l’esprit de sa pensée, c’est-à-dire cette volonté de penser ensemble ce qui est trop souvent stérilement opposé, au profit d’une articulation plus complexe. C’est précisément cet esprit là, par delà les effets de balancier de la critique tantôt culturaliste tantôt universaliste faite à Senghor, que Souleymane Bachir Diagne met en valeur, rendant justice à cette complexité, tout en assumant une empathie et une sympathie certaine avec son "objet".

Abondamment critiqué par le passé, Senghor semble opérer un retour en force chez les intellectuels sénégalais, comme penseur avant l’heure des enjeux de la mondialisation et du métissage. Au final, si S. Diagne, qu’on sait par ailleurs farouche critique de la "raison ethnologique" et du culturalisme   , refuse d’enfermer Senghor dans son essentialisme, c’est donc qu’il propose un pari : actualiser la pensée senghorienne, la délester de la pesanteur racialiste qu’elle charrie, relativiser son essentialisme finalement moins important que son insistance sur le métissage, pour penser la mondialité qui nous attend. Pour cela, il faut aller au-delà des simples formules rituelles de Senghor, sorties de leur contexte de pensée, et, comme nous y invite S. Diagne, aller voir derrière le masque de la rhétorique, y découvrir une aventure de pensée ambiguë et digne d’intérêt.

Pour découvrir plus avant Souleymane Bachir Diagne, la vidéo de son audition le 31 octobre 2007 par la Commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, au Sénat.


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Crédit photo: www.flickr.com/ "jehan fleury"