Montrer pourquoi et comment la philosophie s’aventure dans le roman au XVIIIe siècle, c’est l’objet de cet ouvrage démonstratif.

Quelles ont été les différentes formes et modalités de la présence de la philosophie dans les romans du XVIIIe siècle ? Quel impact sur les structures narratives et les traits de la philosophie ? A-t-on déjà fait un inventaire exhaustif des diverses formes de présence de la philosophie dans ces romans, tant du point de vue historique, narratif que philosophique ?

Bien sûr, chacun connaît l’existence de personnages philosophiques dans des romans célèbres : Candide de Voltaire (Pangloss), les maîtres en libertinage du roman sadien, le Mirzoza des Bijoux indiscrets de Diderot ; Jacques le Fataliste aussi (le personnage, d’abord, et le roman entier, ensuite). Chacun a déjà préparé son inventaire au fil de ses lectures. Et un premier inventaire public a déjà été accompli par Pierre Hartmann, dont nous avons présenté un ouvrage il y a quelques mois   .

Mais la présence de la philosophie dans les romans du XVIIIe siècle se marque aussi par l’abondance de propos philosophiques dans les textes. De longs passages argumentatifs déploient d’amples dissertations théoriques. Enfin, les titres des œuvres montrent à quel point certaines d’entre elles ambitionnent d’aborder sous une forme narrative des problèmes explicitement philosophiques : Candide, Jacques le Fataliste, Zadig, Clairval, Justine… Il suffit d’aller consulter dans sa bibliothèque les sous-titres de ces ouvrages pour observer l’accentuation donnée par l’écrivain de référence.

De ce constat, l’auteur de cet ouvrage tire deux considérations. L’une qui le pousse à étudier cette présence, et dont nous allons reparler. L’autre qui contribue à une réflexion sur le statut du roman, et dont résulte la pensée suivante : il fut donc une époque où la philosophie et le roman n’habitaient pas dans des mondes séparés (sans doute par différence avec notre époque, ce n’est pas clairement explicité !). Mal à l’aise dans l’université de l’époque, servante de la théologie, fatiguée des grands systèmes déductifs, la philosophie alors vivante cherchait un autre public, et de nouvelles façons de s’élaborer et de s’écrire. D’ailleurs, le roman s’inventait simultanément, expérimentait des formes et des contenus, cherchait des thèmes nouveaux, et visait à acquérir, de son côté, un peu de gravité. Le roman se posait des questions en s’amusant et se présentait comme l’espace de déploiement d’une nouvelle connaissance expérimentale de l’homme. En ce temps, ce fut donc la mode de la philosophie dans le roman.

Le XVIIIe siècle, en ce sens, est ce moment particulier durant lequel on assiste à différents bouleversements, qui conduisent à des remaniements fondamentaux dans le champ philosophique. Cela a été raconté mille fois (Max Weber, Paul Hazard, Pierre Hartmann), on assiste à l’écroulement des grands systèmes métaphysiques de l’âge classique, à la diffusion d’une forme de philosophie inspirée par le sensualisme de Locke, mais aussi d’idées subversives. Tout ceci oblige à reconsidérer l’écriture de la philosophie. Les philosophes tentent d’autres formes stylistiques et théoriques que celle du traité, lesquelles devraient laisser plus de place aux expériences de la modernité. Enfin, ils visent des publics nouveaux.

Revenons maintenant au premier point. L’auteur s’attaque d’emblée à la notion, pourtant fort usitée, de “roman philosophique”. Comment un roman peut-il être philosophique ? Comment cela se marque-t-il ? Que se passe-t-il lorsqu’on introduit dans un roman des éléments non narratifs tels que des dialogues philosophiques ? Quels effets ces éléments discursifs produisent-ils sur le roman ?

D’une manière générale, l’insertion de passages philosophiques dans les romans du XVIIIe siècle pose la question du statut du texte. Que se passe-t-il lorsqu’une idée de philosophie devient une idée de roman. L’agencement conceptuel n’est pas celui de l’écriture littéraire. Mais, souligne l’auteur, dès qu’une idée philosophique devient une idée de roman, elle se transforme. Sinon la greffe ne prend pas. Dans les meilleurs des cas, elle élargit le romanesque à autre chose que les péripéties diégétiques. Et cela, même si le fonctionnement demeure indécis : la narration peut alors ridiculiser les thèses du personnage (Pangloss) ou à l’inverse les vérifier (Juliette).

L’auteur rassemble alors des éléments de réflexion à explorer : ralentissement du rythme du roman, possibilités de changements de plan, décalage du texte du jugement de goût vers le jugement logique, émergence de la visée d’une approbation universelle… Au reste, la trajectoire d’un personnage, pris pour philosophe, ne rentre pas tout à fait dans ce cadre. Dans ce cas, l’auteur confronte un parcours singulier à une question à portée universelle. Moyennant quoi, il est évident aussi que n’importe quel débat de l’époque peut être évoqué à l’occasion de narrations ou de dialogues soulevés par le personnage : l’existence de Dieu, l’historicité de la Bible, l’organisation économique et politique, l’État, la controverse sur la musique française, la spiritualité de l’âme (autant d’allusion, faites par l’auteur, à des romans célèbres que le lecteur peut retrouver dans sa bibliothèque). Au vrai, la situation peut aussi s’inverser. Le roman de l’abbé Prévost, Le Philosophe anglais ou histoire de M. Cleveland, se fait critique de la philosophie et se met au service d’une entreprise de contestation de la philosophie. À l’inverse, le roman de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, offre une application des lois qu’il a dégagées dans les Études de la nature dont la publication précède ce roman.

L’auteur remarque par ailleurs que l’inconvénient de la philosophie dans le roman n’est pas seulement d’altérer le mouvement proprement romanesque du roman, mais également le type d’adhésion passionnelle ou sentimentale que le lecteur peut avoir à l’égard du récit.

Cela dit, il est des romans qui contournent le problème. Par exemple, celui de Marivaux, La Vie de Marianne. Dans ce roman, le personnage central ne cesse de préciser ne pas savoir philosopher. Du point de vue du romancier, le personnage ne convient guère à l’expression de doctrines philosophiques. Mais c’est se tromper sur l’objectif. Marianne ne cesse de moraliser sur ce qui arrive à son personnage. Elle nous fait ainsi découvrir les potentialités réflexives de l’écriture à la première personne. En un mot, rien ne lui interdit pour autant les raisonnements du moment que ces derniers ne supposent que du bon sens et de l’expérience, ce dont elle s’acquitte assez bien.

Pourquoi donc conserver cette dénomination de “roman philosophique” ? Cette idée ne comporte-t-elle pas une tension interne, pour l’exprimer autrement, entre la vérité et la fiction. Cela dit, cette opposition n’est-elle pas elle-même trop simple ? Si l’histoire et toute la tradition littéraire ont légitimé cet usage, il faut toutefois se méfier de ces classements en genres qui risquent à terme d’empêcher le déploiement de formes nouvelles.

S’inspirant à la fois de Philippe Hamon   et de Jean-Louis Lecercle   , l’auteur se lance ensuite dans une analyse des passages argumentatifs, philosophiques, de la Nouvelle Héloïse, de Jean-Jacques Rousseau. À l’époque, des lecteurs lui reprochent ces dissertations tout en longueur et apparemment inutiles à la trame romanesque. Elles seraient dispensables, et l’œuvre ne souffrirait pas de cette suppression. Voire. Pourrait-on vraiment les éditer à part, comme le réclame Duclos, à l’époque ? Lecercle dresse lui aussi un bilan très critique de ces passages. Un défaut de l’œuvre, alors ? Digressions déplacées ? Maladresse d’écriture de la part de Rousseau qui aurait oublié sa fiction pour faire tenir aux personnages un discours qu’il aurait pu tenir ailleurs ?

Il reste que la forme épistolaire du roman permet à chaque personnage de tenir un discours propre. Et Rousseau, par ailleurs, a toujours titré chaque lettre de l’argumentaire développé. “Réflexions sur…”, “Nouveau plan d’études…”, “Critique de…”, autant de mentions qui signalent les dissertations auxquelles renvoyer le lecteur. Duflo repère alors les marqueurs du dissertatif dans le roman de Rousseau. Ceux-ci avertissent le lecteur d’un changement dans le pacte de communication littéraire. Une nouvelle attitude est requise de sa part. Cette opération implique une focalisation de l’énoncé. Certes, le déroulement de l’intrigue est rompu momentanément. Néanmoins, l’homogénéité du propos est-elle vraiment brisée ? L’auteur ne nie pas le plaisir textuel qui peut provenir de ces dissertations. Rousseau, de son côté, affirmait que la considération du vrai procure une forme de plaisir qui n’est pas différente du plaisir esthétique. En somme, la dissociation entre le logique et l’esthétique, entre les dissertations et l’intrigue n’est-elle pas un peu formelle ?

Venons-en au personnage du philosophe dans les romans. Il fait exister la philosophie sous un autre mode. Il se présente comme le support d’une philosophie. Personnage défait ou glorieux, humoristique ou pédant, pathétique ou vraisemblable, le philosophe assume des explications de portée générale destinées à renforcer le sens d’une démonstration. Diderot, Prévost, et d’autres dessinent ainsi des figures spécifiques. Et ce qui arrive au personnage philosophe arrive, dans le roman, à la philosophie qu’il représente.

Le personnage du philosophe permet de travailler sur des concepts de manière narrative. Pangloss (dont il n’est pas certain qu’il représente Leibniz, ainsi que l’affirme l’auteur, mais plutôt un Leibniz non lu par Voltaire ou encore remplacé par Wolff, mais c’est une autre affaire), est à la fois modèle et anti-modèle, et ceci jusque dans son mode de vie. Mentor dans le Télémaque de Fénelon joue un rôle semblable et pose le même type de problèmes. De toute manière, il faut considérer le philosophe, affirme l’auteur, en tant qu’il contribue à faire marcher la machine romanesque. De surcroît, le roman des Lumières n’hésite pas à donner au lecteur des résumés de doctrine, sur le mode satirique ou sérieux.

À côté de ces figures, il faut encore examiner celle du narrateur philosophe. Cette posture dans le roman, équivalente à celle du spectateur de la vie, tel qu’on le trouve dans les Spectateurs de l’époque (Addison et Steele, Marivaux), qui s’étonne des bizarreries humaines et médite sur les comportements, s’étend rapidement au XVIIIe siècle. Prévost est sans doute celui qui promeut le mieux cette figure. Outre son caractère relativement nouveau, insiste l’auteur, on conçoit sans peine l’avantage narratif particulier d’un tel personnage pour les romanciers. Il leur permet d’accorder plus de sérieux à une écriture qui requiert des légitimations nouvelles. Cela étant, le narrateur philosophe est une forme d’oxymore narratif au sens où il doit être à la fois extérieur et intérieur à ce qu’il raconte : philosophe, il juge, il commente, il raisonne… narrateur, il subit, il pâtit, il se passionne. Et l’auteur de poursuivre le propos en analysant de près le roman de Prévost. Effectivement, après avoir dressé un tableau général des résultats de ses recherches, l’auteur se consacre plutôt à des études de cas, aussi différents que possible. Outre le Cleveland de Prévost, auquel nous venons de faire allusion, il consacre un chapitre à Clairval philosophe de Durosoy, et un autre à Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre. Ces chapitres sont suivis de deux autres, revenant sur des figures encore plus célèbres : le roman antiphilosophique de Voltaire, et l’antiroman de Diderot.

Bibliographie et index donnent des clefs de lecture, et permettent de circuler commodément dans l’ouvrage. Il lui manque cependant une conclusion qui permettrait de rendre justice à la théorie générale de l’auteur. Celui-ci ne cesse en effet de faire de sous-entendus sur le “devenir” du roman après le XVIIIe siècle, sans jamais éclaircir sa perspective. C’est un peu dommage, même si cela nous sort largement du débat entrepris. Il n’empêche, par allusion au moins, il était possible de nous indiquer à quel avenir ce roman philosophique allait être voué