Poé/tri est une série d’entretiens inédits avec des poètes du monde entier, proposée par Frank Smith. C’est une zone d’échanges qui voudrait capter l’intensité des déclics poétiques contemporains dans la variété de leur chimie autant que de leur plasticité.

Frank Smith Dans la présentation de votre nouveau livre, Zama (POL, 2012), vous précisez que son titre est une “expression de langue arabe qui peut se traduire par ‘Tu parles !’ et ‘Allez ça va !’. Il dénonce joyeusement une exagération dans le discours de l’autre. Zama est aussi le nom d’un petit personnage qui traverse le livre (une sorte de lointain écho au Plume de Michaux) dans un décor aux allures cinématographiques”. En quoi Zama fait-il référence à la légèreté d’une sorte de héros au profil bas, créature précaire, qui se laisse la plupart du temps porter par les événements ?

Jean-Jacques Viton – Le titre de ce livre, Zama, est responsable des questions qui peuvent être posées quant à la qualité de ce Zama qui n’est d’ailleurs pas un acteur de théâtre ni le personnage d’une distribution mais un simple repère pratique pour aider l’écriture à aller dans telle ou telle direction sans voie très préétablie. Vous savez que je n’écris pas de romans, ni de nouvelles, pas d’aventures, pas de policiers. Ce que j’écris est une rampe et ici le nom, où le mot, “Zama” fonctionne aussi comme balise d’une suite qui libère des crans d’espace. Si les lecteurs voient en Zama un personnage de fiction avec sa tenue de route, c’est que je ne contrôle pas ce que j’écris et que chaque lecteur rejoue le livre. S’il est un personnage, il traverse le livre et tous les types d’événements que j’ai mis en place ou déplacés. Du plus anodin au plus violent.

“Marcher pour aller    on va voir     par là-bas / dans des allers et retours inédits”, est-il dit au début du livre. Est-ce que ce mouvement de zigzag serait celui, privilégié, de la création poétique ?

Je ne crois pas à une cartographie de la création poétique… Avancer dans une écriture en train de se faire n’a pas besoin d’un modèle de rythme qui peut se modifier quand bon lui semble. “Marcher pour aller”, ici ou là, de telle manière ou d’une autre, dans un choix ou l’éclair du zigzag pas davantage non plus. Et pour ce qui est de la création, de l’avancée, ce sont ces mouvements non programmés qui aident à décider. Les séquences dans la ville (comme on dit pour un film) montrent que l’environnement est là pour recevoir, sans plan de composition, ce qui va surgir dans l’écriture, sans relation ou inscrit dans une apparente et faible mise en mouvement. Je parlerais plutôt d’un travail de montage quand il s’agit justement de “monter le livre”, comme une petite machine.

Ce texte est formellement inspiré de Délie, objet de la plus haute vertu, l’œuvre majeure de Maurice Scève (XVIe siècle). Délie est dédiée à une femme aimée d’un amour impossible, c’est un long recueil de 449 dizains en décasyllabes. Votre livre est, quant à lui, agencé selon 115 dizains, distribués en trois chapitres.

Le choix du dizain s’est fait a posteriori. Je n’ai pas écrit des dizains. J’ai monté des dizains dans un corpus préexistant à la manière d’arrêts sur image. Cette petite charpente très robuste m’a aidé à tenir le livre, à le tenir en joue… Cette armature protège le flux en l’aidant, en lui laissant une liberté complète de construction sans rappels narratifs. Le dizain par sa forme, cet arbitraire du saut de l’œil sur la page, filme autrement le non-personnage de Zama, personnage flouté qui n’adhère pas aux diverses propositions de ce qui à l’air de se passer. Les choses se produisent alors sans rapport, sans préparation, et aussitôt la mise en place effectuée, clic-clac, on poursuit en sautant à autre chose et demeurant la plupart du temps dans l’indéfini, au bord d’un visible à partir duquel un autre saut s’effectuerait comme au bord d’un autre circuit promis à une nouvelle traversée indéfinissable.

Vous mettez en place, dans cette suite de récits poétiques, un ensemble de notions dynamiques et relatives (itinéraires, objectivation déçue, ajustage, élucidation par intensification progressive, désaffublement). En quoi, selon vous, la poésie serait cette opération qui voudrait court-circuiter la langue pour “atteindre non au sens des mots mais au sens des choses même” ? Que voir “au bord des yeux” ?

J’ignore si la poésie est une opération qui peut court-circuiter la langue. Je me borne à observer que c’est une opération dans et sur la langue. Je pense plutôt (c’est à la fois très précis et terriblement vague) à la mise en place et au fonctionnement de quelque chose appelé “ruban” : ruban des bobines de film avant le numérique, ruban des pellicules dans nos vieux appareils photo ou encore dans nos vieux magnétos. Tout ce genre de choses nommé rubans sur lesquels s’inscrivent des traces. Un enregistrement de ce qui arrive. Clip clap. Je récupère et je coupe, je monte. Pour ce qui est du “bord des yeux” on pourrait se demander “C’est quoi ouvrir les yeux” ? À quelqu’un qui ne veut pas voir (savoir) on dit “Ouvre les yeux !”.

“Une table est notre langue”, dites-vous. Le geste poétique consiste-t-il pour vous à “jeter, à plat, une collection aléatoire d’objets de mémoire” (Emmanuel Hocquard), puis à les formuler dans des connexions opposées à toute chronologie orientée ?

Faire fonctionner la langue comme une table est devenu une sorte de poncif. J’avais surtout pensé à la “table des matières”. On peut dire qu’on travaille à la table (comme disent les gens de théâtre) avec une somme considérable de merdes. Sur la page, isolés ou réunis, les mots fonctionnent comme des objets déposés sur une table et il faut longtemps les regarder. J’aime infiniment le travail d’Hocquard mais je suis très éloigné de sa théorie. Mon travail est plus aveugle et aléatoire.

À mesure que s’accroît votre expérience de l’écriture – vous avez publié jusqu’ici une trentaine d’ouvrages de poésie – qu’est-ce qui, à votre avis, augmente avec ce savoir ? En tant qu’écrivain, y a-t-il des batailles particulières que vous pensez avoir remportées ?

Je vais avoir 80 ans et je suis consterné. Il y a quelques années, j’ai écrit “Poème pour la main gauche” après m’être cassé le bras droit à la suite d’une chute dans un escalier. Je viens d’être opéré de la cataracte à l’œil gauche et je vais écrire un “Poème pour l’œil gauche”. On peut penser que je suis un poète de circonstance. Tout ça pour dire que le métier de poète (si c’en est un) relève d’un non-savoir et que contrairement à ce que pensent certains oulipiens nous ne sommes pas des chiens de cirque. D’ailleurs, j’ai toujours préféré les chats. Pour ce qui est des batailles, tout le monde en mène. Nous sommes dans un monde où l’état de guerre est généralisé. Beaucoup ne le savent pas. Certains jours, survivre dans la rue me semble une bataille plus radicale qu’écrire un nouveau livre de poèmes. Plutôt que de bataille, je préférerais parler de rencontres. Au début des années 1960, libéré de la Marine (matelot sans spécialité), j’ai rencontré, à Marseille, le poète Gérald Neveu qui m’a présenté Joseph Guglielmi et Henri Deluy et fait rentrer à Action poétique. C’est là qu’a commencé mon activité de revuiste poursuivie à Manteïa. Puis j’ai rencontré Liliane Giraudon et nous avons créé Banana Split, If et les ateliers de traduction de la Nouvelle BS. Un long travail de lecture/publication de mes contemporains et une découverte continue de la poésie étrangère que je ne peux séparer de mon propre travail d’écriture. Il y a aussi la rencontre avec Paul Otchakovsky-Laurens, mon éditeur depuis bientôt trente ans, qui est devenu un lecteur rapproché et un ami. Pour un poète, avoir un véritable éditeur est un luxe inouï !

Le poète bricole pour fixer les axes, réajuster les “engrenages déboîtés” du monde. Que peut la poésie aujourd’hui, selon vous ? Que ne peut-elle pas ?

En ce qui concerne mon projet initial, je préfère vous restituer ce qui est dit dans le livre, quitte à dessouder un dizain…

Il ne s’agit pas d’un rouleau d’aventures
d’un assemblage de désordre
avec ombres récits brefs illustrations
il s’agit d’un poème aux engrenages déboîtés
aux pièces luxées au corps fragmenté
Zama est un poème disloqué vif

Pour ce qui est du pouvoir de la poésie, je préfère jouer au bègue en déclarant qu’elle peut peu, mais que son exercice m’a aidé à vivre…