Un ouvrage complexe qui nécessite plusieurs relectures pour en saisir son noyau conceptuel.

"N’importe quel objet peut être un objet d’art pour peu qu’on l’entoure d’un cadre", disait Boris Vian. Est-ce que ces propos sont plausibles ou bien cela pourrait être conçu et appréhendé autrement, probablement sous différents angles ou facettes ?

La Sémiotique du design, est le titre de cet ouvrage qui se veut concis et complexe à la fois, étant donné que l’auteure, en l’occurrence Anne Beyaert-Geslin, ne s’est pas intéressé seulement à l’objet design, mais à d’autres objets, une évidence qui s’est constituée pour accéder à l’étude de l’objet design puisque celle-ci se situe entre l’objet domestique, l’œuvre d’art et la sculpture et que forcément l’étude de ces derniers s’imposait sans doute dans ce contexte.

Plusieurs cadres théoriques ont été adoptés dans cet ouvrage, s’intéresser à l’objet lui-même, sa présence et sa représentation dans le système des valeurs, entre l’usage et la pratique, entre l’usage et l’esthétique, sa relation avec le sujet, en somme, placer l’objet domestique au centre de questionnement pour décliner ces différentes facettes.

Pour cela quatre cadres épistémiques ont été appliqués, le premier étant le cadre épistémologique de la sémiotique des pratiques, l’objectif étant d’intégrer l’objet à un programme d’action, ce qui a permis de distinguer deux dimensions, l’une mobilisant l’objet à voir et l’autre l’objet à pratiquer.

Le deuxième cadre étant celui de la sémiotique du corps qui s’est avéré nécessaire pour décrire les différentes tensions qui puissent se présenter à l’intérieur de l’objet même, telle que la tension entre le corps-enveloppe et le corps-chair, la distinction entre l’objet-domestique et l’objet technique, la description de la relation entre le corps-objet et le corps-sujet.

Le troisième cadre épistémique est celui de la sémiotique de la perception, un déplacement du cadre statutaire de l’objet s’est fixé, en d’autres termes faire orienter l’usage et l’esthétique vers celui de la perception et attribuer par conséquent des mouvements du sensuel passant par l’action et l’expertise, qui est en fin de compte un double ancrage de l’objet design avec deux cadres perceptifs qui octroient à l’usage la sensation et à l’esthétique la perception.

Le quatrième cadre théorique choisi est une approche diachronique ou historique, notamment, dans le deuxième chapitre, pour l’étude des corpus des chaises et des tables médiévales et modernes afin de décliner la forme de vie. Chaque chose, chaque être vivant possède un sens ou une existence, et la sémiotique dans ce domaine là ne fait pas défaut, pour elle rien n’échappe à la signification. Une vielle chaise vide, ou une personne silencieuse et inoffensive qui sont présents à nos yeux mais qui peuvent être dénigrés ou laissés de côté portent en eux, nous dit l’auteure, la signification de la "présence du vide" ou la "présence absente". Cette "présence absente" considérés par les dénigreurs comme une "présence inutile" voire "futile" et "insignifiante" ; l’objet ou l’être devient en ce cas inexistant, allant même jusqu’à percevoir l’effacement ou l’anéantissement ou la mort pour l’être et la destruction pour l’objet.

N’empêche que : "L’existence précède l’essence", comme disait Jean-Paul Sartre, et l’existence suppose la présence. Or, le vide a une signification, du point de vue sémiotique. Une chaise vide, à titre d’exemple, suppose "la présence de l’absence" ou le "vide de la présence" ou "l’absence d’un être". De fait  "[…] il y a une corrélation de la présence et de l’absence, sur le plan d’expression il y a le déploiement pléthorique, sur le plan du contenu il y a le vide"   . Pour Greimas une chaise qui est vide (comme celle qui était peinte par Van Gogh) peut marquer, par exemple, l’absence d’un être cher qui nous rappelle sa présence et que la chaise reste ou demeure comme un témoin de l’absence de l’être en question.

L’objet "chaise" même vide, existe. Il a "une vie d’existence", donc il est "dans le monde", comme dit Heiddeger : que "[…] l’homme est dans le monde telle la chaise dans la chambre et l’eau dans le verre"   , et donc on peut toucher la chaise. Cet objet délaissé et repris par les sémioticiens sous forme "objet domestique", peut inclure les meubles ou le mobilier, cela dit, la présence de ces objets domestiques est complètement différente de la présence d’une sculpture ou d’une œuvre d’art par exemple.

Pour élargir la question de la signification, il faut dépasser la forme et la fonction d’un objet et ne pas rester à ce niveau là mais les redéployer pour dégager d’autres valeurs. Greimas nous donne deux exemples qui consiste à opposer la signification de la forme et la fonction d’un objet pour un usager aux valeurs pratiques et mythique, il s’agit de : l’acquisition d’une voiture et la fonction de la serrure.

Pour l’acquéreur d’une voiture, nous dit Greimas, "(…) dans notre société aujourd’hui, (…) ce n’est pas tellement la voiture en tant qu’objet qu’il veut acquérir, mais d’abord un moyen de déplacement rapide, substitut moderne du tapis volant d’autrefois ; ce qu’il achète souvent, c’est aussi un peu de prestige social ou sentiment de puissance plus intime. L’objet n’est alors qu’un prétexte, qu’un lieu d’investissement des valeurs, un ailleurs qui médiatise le rapport du sujet lui-même"   . En d’autres termes, la fonction de l’automobile qui est "se déplacer rapidement" est une valeur pratique qui s’est convertie en d’autres valeurs mythiques voire même esthétiques : "prestige social" et "sentiment de puissance", la forme et la fonction de l’automobile ont été redéployées autrement. En passant de la valeur pratique de l’automobile au mythique cela crée une relation entre le sujet (l’usager) et l’objet (automobile), en d’autres termes la "fonction de l’objet" en termes de "signification pour l’usager".

L’objet se porte même vers le "concept valeur". Le cas de la serrure, nous dit Greimas, ne ferme pas seulement la maison, car en la fermant elle devient protectrice de la maison et sa forme prend sur le plan métaphorique de l’épaisseur ou du poids. Ce qui fait que la serrure acquiert également trois dimensions "fonctionnelle, mythique et esthétique".

Dans les deux exemples la première "valeur d’usage" qui est de "rouler ou se déplacer rapidement" et "d'ouvrir une porte", n’est pas suffisante pour décrire les deux objets (voiture et serrure) car "elle représente aussi un certain rapport au monde et aux valeurs qu’incarnent les différents ‘’suppléments d’âme’’ et qui sont invoqués par les designers"   , il s’agit en l’occurrence la "valeur de base" : "prestige sociale", "protectrice de la maison", etc. Ces usages-là, crée une tension entre la valeur d’usage et la valeur de base et c’est à partir de cette tension entre les deux valeurs que les objets design sont étudiés, cela permet de caractériser une "mesure de la créativité" ou une notion séminale de la créativité.

Ainsi, le design s’appuie sur ce qui existe déjà, c'est-à-dire, qu’il rénove l’ancien objet, une sorte de redessin ou un redimentionnement des valeurs et les met par la suite dans la "continuité du mouvement énonciatif", selon Latour et Branzi, or il peut être également un objet nouveau. Cependant pour la continuité de l’objet design, il faut poser la question de "comment l’objet retient l’attention et impose sa présence dans le champ"   . Pour Jean-Marie Floch, c’est le déplacement de la question des fonctions de l’objet vers les valeurs qu’il fait qu'il y a design et que sa mise en action donne la créativité. Une sorte de redimension sociale qui fait déplacer l’attention de l’objet vers le sujet. Anne Beyaert-Geslin nous donne l’exemple de l’œuvre d’art qui possède une capacité d’injonction qui capture le regard dans le cadre perceptif appelé "esthésie", des œuvres d’art qui peuvent même faire objet de scandale et "suscitent une réaction indignée vis-à-vis des valeurs symbolisées"   .

Cela dit, le design n’est pas une œuvre d’art car la différence se situe au niveau de la perception, étant donné que "la perception de l’objet doit être référé à ses propriétés superficielles, ce qui implique une description du plan d’expression"   . Cela dit si le design fait objet de scandale, dans ce cas là, il s’approche de l’œuvre d’art.

Ainsi donc, la créativité de l’objet design se situe au niveau de sa superficialité afin de comparer les "propriétés de surface" et les valeurs, autrement dit entre "le sensible et l’intelligible". Si on reprend l’objet "chaise" en tant qu’objet domestique, et en tant qu’objet nouveau, on va redimentionner ses parties superficielles, donc on lui octroie la dimension esthétique comme objet nouveau, comme le montre l’exemple de la chaise Grcic.

En termes de redimension de la chaise, il s’agit d’optimiser l’ancienne chaise, et/ou la rendre mieux adaptable.
Tout compte fait le design:
- possède la valeur de nouveauté ;
- il porte un jugement de valeur : le bien et le mieux ;
- il remédie les objets non-nouveaux et esthétise les nouveautés ;
- il s’offre à la nouveauté technologique, aux valeurs d’une époque ;
- il met les valeurs anciennes aux goûts du jour ;
- sa nouveauté est relative, elle peut assumer le doute et la polémique.

Ainsi donc, le design se repose sur une expansion de valeurs alors que l’œuvre d’art est sur une condensation de valeurs car comme il suscite le scandale et la surprise, il renforce "le mode d’efficience du survenir et sa valeur d’événement "   . L’ouvrage Sémiotique du design repose sur des continuités de corpus divers que ce soit sur l’objet domestique, l’objet design ou l’œuvre d’art qu’il est nécessaire de le lire et de le relire à maintes reprises pour saisir son noyau conceptuel