Au fil d’une interprétation rigoureuse et passionnante du "pari" de Pascal, G. de Tanoüarn montre avec clarté la rationalité à l’œuvre dans ce geste philosophique et sa portée exemplaire et actuelle ou actualisable, en examinant les soubassements de la pensée pascalienne

Ce que veut mettre en évidence G. de Tanoüarn dans cet ouvrage, c’est la rationalité mise en œuvre dans son geste du pari ; ce dernier, loin d’être un "saut" dans l’irrationnel, est une démarche rationnelle de bout en bout, mais d’une rationalité d’un autre type que la seule raison instrumentale qui se déploie dans le champ scientifique ou technique, à laquelle Descartes peut sembler avoir réduit la faculté humaine de connaître. C’est d’après lui le but originaire des Pensées.

La première étape dans la réflexion de l’auteur est de rejeter les interprétations habituelles – voire traditionnelles – du texte dit du "pari" : ce n’est pas en termes de probabilités ou d’espérance mathématique qu’il faut entendre ce geste, car la probabilité demeure dans le registre de l’aléatoire, et que l’aléatoire n’est pas quelque chose de suffisamment assuré pour s’y fier à propos d’une question aussi fondamentale que celle de la foi en Dieu   . Il s’agit plutôt dans le pari, dans la lecture fine qu’en propose l’auteur en tous cas, de montrer que Dieu est une évidence, comme l’est l’infini. Mais si cette évidence ne paraît pas évidente à tous, c’est parce qu’elle apparaît trop "légère" face d’autres évidences. Quelles sont ces évidences qui empêchent à Dieu d’apparaître comme évidence ? Ce sont les séductions du monde extérieur, ainsi que la "nature et la nécessité"   . Ce sont les termes des sciences et de la vie quotidienne qui apparaissent comme des évidences, comme "le fond à partir duquel on raisonne, sans chercher ailleurs ou autrement : "notre âme ne peut croire autre chose" que ces raisonnements-là. Elle se laisse capter par une fausse évidence" écrit ainsi l’auteur page 24. Si on approfondit l’analyse, on se rend compte que c’est "la coutume", ici incarnée par les raisonnements chiffrés et les mesures, qui interdit à l’évidence de Dieu de se manifester comme telle et qui oblige en quelque sorte Pascal à avancer l’argument du pari   ). Il faudra donc à Pascal aller jusqu’à dépasser cette coutume qui nous maintient dans l’illusion. Et pour cela, il faudra "plier la machine" comme le dit Pascal, cette expression sera développée dans le Pascal par l’injonction paradoxale : "abêtissez-vous". Alors que Gilson cherche dans la pensée cartésienne l’origine de cet impératif, l’auteur estime qu’il s’inspire des Essais de Montaigne   . Quel sens donner à cette phrase ? Il semble qu’il faille la lire comme une exhortation à nous forcer à croire et à pratiquer avant que cela nous devienne naturel, spontané. Comme les machines – que nous sommes en tant que corps – doivent être réglées, nous devons imiter, c’est-à-dire que pour avoir la foi, il faut faire comme si nous l’avions déjà. En effet, comme la foi inclut en l’homme non seulement des croyances, mais aussi des comportements, des actions, des habitudes, Pascal nous suggère pour nous préparer en quelque sorte à la foi d’adopter une attitude mentale et physique qui y soit favorable   .

Il s’agit pour le dire autrement de passer de l’ "infini abstrait, qui n’est que l’éternel retour du Même (où seul le nombre du multiple est infini) à un Infini concret, forcément d’un autre ordre"   . Comment se fait ce passage crucial? L’explication de G. de Tanoüarn fait résider la légitimité de ce passage dans la substitution de l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie   , c’est-à-dire dans le remplacement au sein du raisonnement de notre raison calculatrice, instrumentale, par un art d’inférer, moins rigoureusement logique et plus intuitif – ce que Pascal appelle aussi le cœur. Dans cas, on renverse le raisonnement logique qui exigerait de conclure de c’est vrai à c’est certain en affirmant catégoriquement que c’est certain donc vrai. Le geste pascalien met à l’origine de la vérité de l’existence de Dieu sa certitude. Serait-ce alors réductible à un simple acte de foi – qui dès lors n’aurait plus grande valeur ? Non, car la certitude de l’existence de Dieu n’est pas strictement subjective ou personnelle, elle quelque chose dont chacun peut et devrait faire l’expérience pour Pascal   .

Du coup, cette lecture du pari s’oppose à celles qui affirment que le pari serait la démarche la plus raisonnable à adopter "une fois que tous les arguments de fond lui auraient permis de préférer "théoriquement" le christianisme"   ; en effet, le pari, si on suit l’auteur, n’est jamais seulement "théorique", il est toujours déjà en train de mettre en question notre existence entière. Si Pascal propose ce pari, c’est d’abord parce qu’il pense que les arguments traditionnels de la philosophie en faveur de l’existence de Dieu ne touchent pas assez les hommes, il pense en effet qu’il faut des idées qui les portent à l’action, à la décision existentielle et non pas simplement un raisonnement théorique sur la validité duquel on peut s’interroger et qui se contente de proposer une opinion métaphysique parmi d’autres. Ce n’est pas sur le terrain du seul raisonnement logique que doit se décider la foi, mais comme qualité d’existence.

Plus précisément, par le pari, Pascal nous fait entrer dans une autre raison, une autre logique que la seule intelligence calculatrice, il nous plonge dans un autre ordre, l’ordre de la charité, qui est un des principes du jansénisme de Port-Royal dont Pascal aura été, au moins, un loyal compagnon de route (le chapitre VII traitera avec nuance et précision du lien entre Pascal et le jansénisme). Ce passage à un autre ordre explique la critique que Pascal fait de Descartes : ce dernier s’en tient à un schéma de la nature humaine (machine et raison) dans lequel la foi n’intervient pas parce qu’elle est exclue du champ d’investigation de la philosophie. C’est en requérant pour dépasser la philosophie une exigence plus ample de la pensée que Pascal intègre la foi à son étude de l’homme, non pour la compléter, mais pour mettre au jour sa dimension la plus importante   . En effet, cette charité a à voir avec le cœur et c’est le cœur qui sent Dieu et non la raison raisonnante. Comme l’écrit l’auteur, "c’est par le cœur que nous sommes introduits dans l’Infini, car l’Infini est amour"   . D’où l’idée que l’esprit de géométrie est insensible au cœur et ne peut donc pas percevoir directement par lui, il ne lui reste plus que les arguments philosophiques sur lesquels exercer son acuité. Suivant une ligne augustinienne, Pascal lie Dieu à la vérité, à l’amour et à la volonté. Et si la volonté et l’esprit ne vont pas directement à Dieu, c’est d’abord parce que l’homme est toujours pris dans les coutumes et les habitudes de la machine qu’il est (d’où l’ "abêtissez-vous"). C’est ensuite parce que la raison s’oppose au cœur en exigeant des raisons, des arguments probants et qui prétend arbitrer entre les raisons des athées et celles des croyants. Enfin, c’est parce que notre cœur est partagé entre la charité et la cupidité (résultant du péché originel et moteur de l’égoïsme).

Accomplissant un pas de plus, l’auteur montre que la connaissance du cœur ne suffit pas pour Pascal. Certes, elle nous fait ressentir la présence d’un Dieu indémontrable par les seules outils de la pensée théorique, mais à s’en contenter, on risque de tomber dans une forme vague de déisme ou de spiritualité dans laquelle on ressent une présence et on croit en un être supérieur. Pascal attend autre chose : il faut partir à la recherche de Dieu, autrement dit à la recherche de l’Absolu, qui nous remet entièrement en question. Cette recherche de Dieu n’est pas une compulsion effrénée des livres mais la véritable constitution de soi dans la peine et la douleur – exigence qui explique, entre autres, le rejet pascalien de la casuistique des Jésuites qu’il combat dans les Provinciales   . Toute recherche de Dieu se fait "en gémissant "   dit Pascal, et "constitue chaque personne comme ce qu’elle est. C’est le paradoxe pascalien trop peu aperçu : Dieu est au-delà de tout ce que nous pouvons imaginer de Lui, mais en même temps il est la vérité à travers laquelle se construit notre existence"   . Du coup l’homme part à la recherche de Dieu. Mais, "la chasse devient la prise"   : s’appuyant sur le célèbre fragment : "Console-toi : tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé", l’auteur montre que cette recherche de Dieu, par la grâce efficace, devient prise de conscience de l’existence de Dieu, c’est-à-dire foi   . Il interprète cette démarche par laquelle l’homme risquant ce qu’il croit être sa certitude et son confort comme le geste même du pari : on risque ce qu’on est et c’est avec assurance que se risquant, pariant, sur l’existence de Dieu dont on est à la recherche, on devient soi-même en récoltant la foi : dans le pari, "il ne s’agit pas de calculer des probabilités, avec ce pari, mais, comme nous avons tenté de le montrer, de déterminer à partir de quel moment on passe d’un calcul de probabilité à "une certitude", c’est-à-dire à "l’infini". Le moment où l’homme bascule dans la certitude n’est pas mesurable"   . Analysant la lecture du pari pascalien que propose Nicolas Filleau de la Chaise, l’auteur en montre la justesse en relevant que "le pari est bien le porche de toute foi, parce qu’il faut sortir de soi pour avoir la foi. On ne trouve pas la foi chrétienne dans l’analyse de ses sentiments intimes, pas davantage que dans l’analyse des causes qui dominent l’univers. Il faut, à un moment, se jeter à l’eau. Il faut parier"   . Apprenant à se connaître soi-même par le cœur et la foi, l’homme pour Pascal trouve en lui les motifs de se haïr (c’est la phrase fameuse : "le moi est haïssable"), non pas par principe mais parce que l’on haïssable par concupiscence. Que faire alors ? Il reste à "s’aimer suffisamment pour découvrir, en soi, l’Être universel que l’on appelle Dieu"   .

Précisons que l’ouvrage se clôt par un appendice sur le pari pascalien dans l’œuvre du cinéaste E. Rohmer. Si le thème du pari pascalien est explicitement abordé dans Ma nuit chez Maud, G. de Tanoüarn montre qu’une interprétation de ce pari structure une grande partie des films de Rohmer. L’interprétation qui est prêtée à Rohmer est de faire du pari le paradigme du choix amoureux : les personnages rohmeriens sont souvent saisis à travers le prisme de leur choix amoureux. Le rapport entre le pari pascalien et le choix amoureux dans les œuvres de Rohmer est ainsi esquissé avant d’être illustré avec éclat par diverses analyse de films : "le choix amoureux, dans la mesure où il est un vrai choix, intègre toutes sortes de circonstances imprévues que personne ne saurait forcer. En ce sens, ce n’est pas un choix rationnel, issu d’un calcul méthodique et précis. Mais c’est toujours néanmoins un choix intelligent, même lorsqu’il ne sait pas s’expliquer à lui-même."