Si le débat sur le "fiscal cliff" occupe le devant de la scène médiatique à l’aube du second mandat de Barack Obama, le lobbying sectoriel n’en est pas moins intense à Washington, en particulier dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. En pleine cohabitation, les démocrates et les républicains défendent des politiques numériques diamétralement opposées : les premiers soutiennent une intervention publique forte pour réduire la fracture numérique ("digital divide"), alors que les seconds estiment que ce sont justement le désengagement de l’État et le libre jeu du marché qui ont permis aux États-Unis de devenir les leaders de l’économie numérique.

Susan Crawford, pourfendeuse du lobby industriel

Ancienne conseillère TIC du Président Obama, Susan Crawford a publié en décembre dernier Captive Audience : The Telecom Industry and Monopoly Power in the New Gilded Age, dans lequel elle dénonce les rentes de situation des géants des télécoms et leur collusion avec les différents régulateurs ("regulatory capture"), à l’origine selon l’auteur de la détérioration de la compétitivité numérique des États-Unis. En effet, des vagues successives de dérégulation – depuis le Telecom Act de 1996 à l’autorisation de la fusion Comcast / NBC en 2011 – ont permis au secteur d’échapper largement à la supervision gouvernementale, au point que le marché du haut débit est aujourd’hui constitué de duopoles locaux. Ainsi, 96% des américains n’ont le choix qu’entre deux – ou moins de deux – fournisseurs d’accès à Internet. En raison de ce faible degré de concurrence, la profitabilité du secteur est extrême : selon l’auteur, le taux de marge du leader des câbloopérateurs atteint les 95%, alors même que ses investissements ont représenté à peine 14% de ses revenus en 2012, contre 35% il y a dix ans.

Pour Susan Crawford, le duopole se dégrade désormais en monopole : il est en effet beaucoup moins coûteux pour les câbloopérateurs de moderniser leurs infrastructures – norme DOGCIS 3.0 – que pour les télécoms de mettre en place leurs réseaux très haut débit. Verizon a ainsi annoncé en décembre 2011 l’arrêt de son programme de déploiement de la fibre optique, dont les perspectives de rentabilité seraient limitées, et se concentre désormais sur le marché du mobile, qui représente deux tiers de ses revenus. Le projet Google Fiber, qui a permis à une grande partie des habitants de Kansas City de se doter de de la fibre optique pour un prix relativement attractif, doit encore prouver sa viabilité à l’échelle nationale. À moyen terme, les deux grands câbloopérateurs Comcast et Time Warner pourraient donc régner de manière hégémonique sur le territoire américain.

Les États-Unis en retard sur le très haut débit fixe

Cette situation, si elle semble logique d’un point de vue industriel – les économies d’échelle sont particulièrement importantes dans les secteurs infrastructurels – n'est pas optimale pour la collectivité : les barrières à l’entrée s’accentuent au détriment de l’innovation et du consommateur. Selon le rapport "Next Generation Connectivity" du Berkman Center de l’université de Harvard, paru en 2010, les prix des abonnements haut et très haut débit aux États-Unis sont "parmi les plus élevés au monde" en parité de pouvoir d’achat, et constituent l’une des principales barrières à l’adoption du numérique. En conséquence, la fracture numérique ("digital divide") se creuse aux États-Unis : le taux de pénétration du haut débit fixe n’y dépasse pas les 28%, ce qui les classe en 15ème position des pays de l’OCDE en 2012 – ils occupaient la 6ème place en 2002.

Afin de restaurer le leadership des États-Unis en matière numérique, Susan Crawford propose de redonner à l’État un rôle majeur dans le déploiement du très haut débit. Sans pour autant aller jusqu’à prôner l’adoption du modèle australien – dans lequel une entreprise publique est mandatée pour déployer la fibre optique sur le territoire national – elle soutient la mise en œuvre d’une politique industrielle volontariste, tant sous la forme d’investissements locaux que sous celle d’une régulation adaptée du secteur privé. Elle rappelle que les fortes externalités positives générées par le très haut débit justifient une telle intervention, en particulier dans la mesure où la rentabilité d’un tel investissement ne peut être positive sur le (très) long terme. Il s’agirait notamment d’autoriser et d’encourager les collectivités locales à se doter de leur propre fibre optique – à l’heure actuelle, des réglementations locales ("state laws") empêchent le déploiement des réseaux municipaux dans une vingtaine d’États. Cette approche pourrait néanmoins pâtir des difficultés financières actuelles des collectivités locales. L’auteur estime également que l’accès à Internet ne doit plus être considéré comme un bien privé, mais comme un service universel ("public utility") : en conséquence, elle défend l’ouverture à la concurrence des réseaux des opérateurs ("open access") à des prix raisonnables, déjà en vigueur en France.

La probabilité d’une réorientation de la politique numérique américaine reste faible

Susan Crawford a reçu le soutien de nombreux think-tanks et associations (Free Press, New America Foundation…) au point que certaines personnalités ont appelé à sa nomination à la tête de la Federal Communications Commisison (FCC), l’équivalent de l’ARCEP aux États-Unis. Cependant, les thèmes de la fracture numérique et du déploiement du très haut débit ne font pas l’objet d’une attention particulière de la part de l’opinion publique américaine : il est donc peu probable que l’administration en fasse une priorité et que le Congrès légifère à ce sujet dans les années à venir, d’autant plus que la majorité républicaine de la Chambre des représentants a fait de l’opposition à toute forme de régulation sa doctrine en matière de politique numérique.

Le maintien du statu quo est aussi dans l’intérêt de l’industrie, qui a rapidement réagi : dans son rapport "Where America’s broadband networks really stand ?" publié en février 2013, l’Information Technology and Innovation Foundation (ITIF) a vigoureusement défendu les performances américaines en matière numérique. Le think-tank, non-partisan mais en partie financé par le secteur privé, estime notamment que l’application des propositions de Susan Crawford serait "inutile et destructrice" et qualifie son analyse de "néo-keynésienne"… en précisant que "généralement les partisans de cette doctrine ne disposent pas d’une formation d’économiste, mais sont issus de filières telles que la science politique ou le droit". En 2012, Verizon, AT&T, Comcast et la National Cable & Telecommunications Association, dont le président Michael Powell a été chairman de la FCC entre 2001 et 2005, ont officiellement consacré 66,3 millions de dollars à leurs dépenses de lobbying à Washington