Belle surprise que ce livre sur les agences de notation qui présente une double qualité : celle de la précision et celle de l'accessibilité.

Belle surprise que ce livre sur les agences de notation qui présente une double qualité : celle de la précision et celle de l'accessibilité. C'est là le fruit du travail entre un économiste et praticien, Samuel Didier, dont l'identité véritable demeurera cachée en raison de ses fonctions au sein d'une des fameuses agences de notation, et Nicolas Weill, connu pour être le responsable de la page Idées du quotidien Le Monde.

Ce dernier a su donner une indéniable profondeur réflexive et politique à un propos qui ne concède rien quant à la rigueur technique. Samuel Didier apporte pour sa part le poids de l'expérience et de l'immersion au sein d'un milieu qu'il dépeint sans manichéisme. L'ouvrage présente ainsi la caractéristique de déborder le cadre de la théorie macroéconomique et de la note technique ou du policy paper pour nous livrer la pensée d'un praticien qui tire les conclusions de l'indéniable échec des institutions auxquelles il appartient.

Ce constat, les deux auteurs ne cherchent nullement à le nier mais ils tentent de l'expliquer et de le dépasser. On ne trouvera ici ni plaidoyer prodomo ni règlement de comptes d'un analyste désabusé et dénonciateur comme il en a beaucoup fleuri. Ce ton équilibré a la vertu de favoriser l'autonomie du lecteur.

L' Utopie de Marché

La première tâche pour nous permettre de comprendre l'enjeu de l'activité de rating est de nous exposer les grandes familles de produits financiers. Il convient ainsi de souligner, au regard de l'histoire, que la période qui a précédé la crise fut perçue par les acteurs du sytème financier comme l'accomplissement d'une promesse quasi-messianique.

Les NTIC ont permis de favoriser les transactions à travers la planète permettant de mettre en relation prêteurs et emprunteurs, laissant espérer que les conditions optimales prévues par la théorie pour assurer l'efficience d'un marché allaient se réaliser in concreto. L'utilisation de la métaphore du supraconducteur utilisé dans le livre décrit bien l'utopie de marché qui est née de l'innovation technique des années 90 et 2000. Les marchés financiers ne comportent plus de coûts de délais ou de distance.
Les investisseurs ont eu l'impression, tels les prisonniers du mythe de la caverne de contempler enfin L'idée du marché dans toute sa pureté. C'est oublier que le mythe comporte aussi à sa toute fin l'épisode de la redescente vers les réalités terrestres. Cette dernière fut brutale.

Cet espace de marché accru et son caractère de quasi-simultanéité ont favorisé le développement d'une complexification des produits financiers dont le processus était certes entamé bien antérieurement. Cette accélération et cette diversification nous sont présentées par le biais d'une typologie tout àfait pédagogique et synthétique. Loin d'être un sytème de prise de risque inconsidéré comme on le caricature, le mécanisme des produits dérivés par exemple est conçu au départ selon la logique assurantielle. Il s'agit avant tout de se prémunir contre les pertes de change ou contre des variations brusques de marché des actifs sur lesquels sont indexés les produits.

Nous sommes a priori loin d'une logique pure et simple d'accroissement du profit mais au contraire, une logique de sécurisation et de régulation du risque. On peut comparer cela à une sorte de contrôle horizontal. Ce n'est pas une autorité ou une société qui remplit le rôle assurantiel mais les agents présents sur le marché.

Toutefois, ces instruments de sécurisation demeurent tributaires de l'effectivité de la sécurité qu'ils confèrent et en cela ils demeurent soumis à une certaine fragilité. Ainsi ce mécanisme de sécurisation a été étendu à travers les subprimes et en particulier celles liées aux obligations juridiques nées des crédits immobiliers.

L'effet Domino : des subprimes au rating shopping

On an donc aux USA non seulement favorisé le crédit hypothècaire mais on en a fait des le sous-jacent de produit dérivés reposant sur des actifs beaucoup plus volatils qu'on ne l'imaginait. En outre le système juridique américain du crédit gagé sur sûretés réelles présente deux effets pervers : S'il favorise l'accès à la propriété pour les plus pauvres, il facilite aussi la saisie du bien gagé, tout en préservant le reste du patrimoine.....lorsqu'il existe. Cette configuration est totalement sous-optimale car elle crée beaucoup de perdants aussi bien parmi les emprunteurs que les prêteurs tout en épargnant relativement des emprunteurs plus solvables.

La cause majeure du dysfonctionnement du système financier réside en outre dans ce problème non résolu qui est l'asymétrie de l'information. La fluidité du marché financier mondial n'a pas résolu ce problème, il l'a au contraire accru en faisant de l'information financière un bien négociable sur lequel repose la clef de voûte de l'édifice. C'est là que les auteurs nous expliquent du point de vue de la pratique comment se sont mis en place les mécanismes de marché qui vont brouiller le système de notation.

La démarche de sécurisation absolue qui ouvrait les emprunteurs au plus large marché d'investisseurs a conduit ainsi à renverser les logiques habituelles de travail. Au lieu de présenter une structure de produits et de la livrer au marché, on a subordonné les structurations des produits proposés à la finalité du triple A. Les intermédiaires financiers qui se sont glissés dans cette logique ont créé une demande nouvelle. Les agences de notation n'ont pas été capables de faire face à cette demande du marché et n'ont pas su imposer leur propre modalité d'évaluation et se sont inclinées face à cette logique imposée par les clients. Dès lors on a assisté à une inflation des notations triple A. Par exemple, pour tel montage donné, un faible nombre d'obligations triple A pouvait en fait recouvrir des actifs risqués.

Un autre phénomène explique comment ce mécanisme s'est enclenché , il s'agit du défaut de la structure de marché de la notation trop oligopolistique pour une demande devenue pléthorique. Ce défaut de marché a débouché sur un rating shopping dont la logique conduit à s'adresser prioritairement à l'agence la mieux-disante en terme de notation pour un même produit donné.Le cercle vicieux de la surnotation s'est ainsi enclenché jusqu'à provoquer d'importantes distorsions, entre notations effectives et capacités de remboursement des emprunteurs.

On voit donc que dans la crise les agences ont joué un rôle amplificateur sans nécessairement avoir présidé à la logique défaillante du système. On peut faire le constat qu'elles n'ont pas joué le rôle de régulateur qui aurait dû être le leur en n'imposant pas leurs standards et leurs process aux investisseurs. On peut ainsi se demander s'il n'y a pas une contradiction d'une part à souligner les effets pervers du marché oligopolistique sur lequel évoluent les agences et justifier par le rating shopping une partie de la crise de la qualité de la notation.  La situation évoquée aurait dû précisément leur permettre d'imposer leurs propres process dans un marché sur lequel elles avaient un avantage certain à la limite de la position dominante. Cette faiblesse peut leur être imputée et elles ne sauraient sur ce point être exonérées totalement de leur complaisance. Il arrive donc même que les plaidoyers puissent involontairement servir l'acte d'accusation.

C'est là où le livre permet de façon utile la discussion, car en donnant le point de vue d'un notateur, pas particulièrement amène envers ses confrères, mais suffisamment impliqué dans son métier pour en défendre aussi la cause, il permet un débat nuancé où le lecteur pourra s'opposer et approuver tout à la fois et quelle que soit sa perspective de départ.

Des solutions à inventer entre marché et interventionnisme

Dans la droite ligne des propositions évoquées précédemment, les auteurs présentent des mesures à première vue parfois paradoxales mais qui méritent une attention soutenue car elles mettent l'accent sur des phénomènes et des facteurs trop délaissés par les rapports officiels et les économistes. Le passage sur les ressources humaines est assez frappant en tant que témoignage des débats internes au monde managerial. ( Les personnels des agences de noattion ne sont-ils pas au fond des employés dont les banques ne veulent pas ? Leur qualité moindre expliquerait alors les déficiences...point de vue ici réfuté)

D'un point de vue extérieur, ces discussions sur la qualité des personnels des agences notatrices bousculent les habitudes selon lesquelles ce sont les modalités structurelles de contrôle qui expliquent les déficiences. Sans doute est-ce plus important d'un point de vue sociologique pour rentrer dans l'esprit des logiques manageriales que comme réelle explication. Cela nous permet de mesurer qu'il existe une hiérarchie implicite dans le monde financier au sommet de laquelle ne sont pas les agences mais bien les banques qui sont dominantes et que derrière les relations apparentes de l'architecture financière et des modes de contrôles réciproques se cache un ordre quelque peu différent et plus informel du pouvoir.

La question du défaut structurel de marché est assez centrale dans l'analyse qui nous est livrée ici. Pour y remédier les auteurs préconisent une forme de libéralisation accrue de l'activité permettant de créer des niches particulières afin de rééquilibrer le marché, de permettre une notation plus fine, de diminuer les effets de rating shopping. Il s'agit également de remédier au problème prosaïque du trop faible nombre d'employés des firmes actuelles qui ne peuvent quantitativement plus faire face à la demande de rating. En outre, ils préconisent utilement, même si le mécanisme s'est mis en route spontanément sur le net, de généraliser un rating des agences de notation par leurs clients.

A l'inverse, on lira une certaine critique, non de l'intervention en elle-même des pouvoirs publics, en particulier au niveau européen, mais de leur modalités jugées ici contradictoires. En effet, d'une part les auteurs semblent estimer que le renforcement d'un certain nombre d'obligations est mal vécu par les agences qui le conçoivent comme un carcan normatif mais que le système européen continue de consacrer le système de notation non comme un simple système d'opinion par essence fragile et contradictoire mais comme un modèle référentiel cité dans les textes à vocation réglementaire.

Enfin, s'ils n'écartent pas l'idée d'une agence de notation européenne qu'un certain nombre d'économistes jugent superflue (Piketty, Pisani-Ferry) mais dont le Sénat français avait préconisé la création, ils la souhaitent indépendante sur le modèle des agences à l'américaine ou de la BCE afin d'assurer sa crédibilité vis à vis des marchés.

Qui garde les gardiens ?

L'architecture qui se dessine de leurs propositions a le grand mérite d'être un vrai projet alternatif à une doxa un peu trop entendue sur la question. On partagera l'idée des auteurs pour trouver ces solutions traditionnelles souvent trop courtes. On applaudira leur angle de vue original sur la question du marché pertinent à redéfinir. On s'interrogera néanmoins sur la manière dont leur appétence pour ce qui relève finalement de la soft law (si ce n'est du soft power) se révèle tributaire d'une vision manageriale par principe hostile à la démarche de règlementation. Tout comme à l'inverse la vision interventionniste se révèle tributaire de l' ethos de la sphère publique.

Le véritable problème se situe en vérité sans doute ailleurs et peut être résumée par la fameuse sentence de Juvénal "qui custodiat custodies, qui garde les gardiens ?" Cette phrase que la pensée politique réserve parfois avec méfiance aux cours suprêmes et aux autorités judiciaires, gardiennes du droit que nul ne peut contrôler en retour (et c'est heureux) s'appliquerait ici idéalement aux agences de notation.

Ne disposant d'aucune légitimité politique mais porteuses d'opinions qui, dans le contexte actuel, en vertu du crédit qu'on leur apporte, ressortent de l'ordre du jugement, il semblerait légitime que leurs process et leurs méthodes soient elles mêmes evaluées.

Puisque ces décisions ont un impact sur les finances publiques , il ne serait pas illégitime que des pouvoirs indépendants mais légitimes comme le sont les cour des comptes nationales ou la cour des comptes européeenne puissent émettre des lettres d'observation sur les méthodes de travail des agences.

On rejoindrait ainsi par d'autres biais, plus démocratiques, l'idée d'une fonction de contre-agence nécessaire à un meilleur équilibre de la prise en compte par les marchés de l'information fournie par les notateurs. A défaut de garder les gardiens, on pourrait ainsi dessiner un système de notation des notateurs.

On lira donc le présent ouvrage avec l'attention que mérite les regards neufs et les prises de position argumentées, en signalant combien il apporte un regain d'actualité à un débat qui s'esssoufflait