"La souris se remet à son travail de plus belle, elle gratte, elle creuse, toutes griffes dehors". Bruno Le Maire, au travers de cette image triviale, mais savamment choisie, annonce qu’il va écrire, lui, toute plume dehors.  

"Vous n’êtes pas comme eux"   . Dominique de Villepin résume finalement le mieux la place occupée par Bruno Le Maire dans le gouvernement Fillon et plus généralement au sein de l’actuelle classe politique française. Bruno Le Maire, en effet, n’est en rien un énième normalien de la rue d’Ulm. Il est écrivain, non écrivant. Et il le sait. De la politique, il en apprit la dureté et les rouages sur le tas. Ses Jours de pouvoir mettent des mots sur ses inspirations et aspirations politiques. Verbe juste et parole maîtrisée donnent de l’ampleur au récit, lui confèrent sens et portée et font de son ouvrage un indispensable.

Masques et leçons politiques

Jours de pouvoirs est avant tout une tranche de vie d’un homme d’espoirs et de déceptions. Porté par l’ambition, son élan se brise sur la vie politique. Concurrence acharnée, faux semblants et incompréhensions gangrènent ses attentes. Ses doutes, eux, demeurent cependant en retrait et la hauteur du style employé le place autant en qualité de témoin direct de la vie politique française qu’en observateur lettré cherchant à déceler les véritables lignes de force du pouvoir.

L’auteur, par son maroquin à l’Agriculture, fait l’apprentissage véritable du pouvoir et de la politique. L’exercice du pouvoir lui construit son identité politique, son identité propre. Cet autodidacte de la politique complète sa formation sur le terrain par des conseils avisés d’anciens acteurs de premier plan. "Vous devez apprendre le masque. Le masque, en politique, c’est ce qui compte" assène Dominique de Villepin en bon disciple de Saint-Simon   . Il ne croit d’ailleurs pas si bien dire, si l’on en croit l’auteur. Les masques sont partout, s’échangent, s’enlèvent pour mieux se remettre, voire les déguisés se travestissent eux-mêmes. La vérité du pouvoir n’est pas la vérité de la politique. Il en fera les frais.

Il tire alors de l’exercice du pouvoir de grandes leçons qu’il partage avec le lecteur, "les institutions républicaines sont joueuses : elles fixent des principes, mais laissent leur chance aux audacieux"   , "il suffit parfois de déplacer une seule pièce dans un jeu pour faire de deux autres des rivales"   , mais aussi des bilans sans concession, "la réalité est que la pratique du pouvoir, depuis des années, a épuisé notre capacité de proposition, émoussé notre acuité intellectuelle, rompu les liens que nous avions construits avec nos compatriotes"   .

A contre-nuit

Au fil de cette œuvre, l’homme politique est rattrapé par l’écrivain qui essaye, tant bien que mal, d’avancer à contre-nuit, la nuit du pouvoir, pour comprendre, pour révéler le sens des événements. "Où commence la politique et où se termine la littérature ? […] La politique nourrit mon écriture et elle la bride"   . Ce paradoxe, aussi interrogation profonde, nourrit le texte de Bruno Le Maire ; texte qui prend peu à peu les traits d’un Bernanos, par sa force d’exclamation, sans pour autant y puiser sa flamboyance dans le sacré, et dans ceux d’un Mauriac, avec un partage croissant de l’émotion et de la sensation.

Cette sensibilité de l’auteur lui fait prendre, volontairement ou non, la posture du marcheur diderotien. "Je marche entre deux éternités […] je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière et je ne veux pas mourir" s’exclamait ainsi Diderot lors du Salon de 1776. Bruno Le Maire dresse ici un portrait d’une France qui s’efface, au même titre que la nostalgie des grands siècles et des grands hommes. L’oubli y est partout menaçant. Aujourd’hui, "cette gloire de la France […] reste une inspiration lointaine, comme un parfum entêtant, qui est dans une vieille maison son âme, son esprit"   . Lutter contre cet oubli est le sacerdoce du lettré politique, c’est l’un des objectifs que se fixe Bruno Le Maire.

Or, dans la société française actuelle, l’oubli se complète bien souvent par le mensonge. Deux faces d’une triste médaille. Il n’y a guère que la critique qui tire son épingle du jeu d’une telle situation. L’homme politique l’a vécu et l’homme de plume la vit de nouveau en l’écrivant, ne demandant pas l’indulgence, sinon la compréhension. "Et on critique. On critique tout" regrettait un Sarkozy désabusé par la transparence contemporaine et l’acharnement médiatique   . L’on critique aussi sur nonfiction.fr, seulement, dans le cas présent, c’est pour donner encore plus de visibilité à une œuvre fine et sincère. Et cette sincérité se retrouve dans le mot qu’emploie Bruno Le Maire pour évoquer sa relation avec les agriculteurs entre 2009 et 2012, "Je leur appartiens et ma fierté est de leur appartenir"   . Sans nul doute que cet engagement s’applique aussi envers ses lecteurs. Et c’est chose rare aujourd’hui

 

 * Lire aussi sur nonfiction.fr, la critique des autres ouvrages de Bruno Le Maire

- La recension de Sans mémoire, le présent se vide, par Lora Jouault
- La recension de Nourrir la planète, par Dumitru Drumea
- La recension de Des hommes d'État, par Frédéric Sabourin