Qui est donc Pierre-Ambroise Choderlos de Laclos ? La vie de l'homme apporte un nouvel éclairage sur une oeuvre supposée bien connue.

Qui est donc Pierre-Ambroise Choderlos de Laclos ? Que sait-on de ce génie inconnu mais néanmoins auteur du magistral roman Les Liaisons dangereuses ? Pourquoi son art d'aimer continue-t-il de nous fasciner trois siècles après sa publication en 1782 ? Malgré la profusion de la littérature secondaire sur le roman de Laclos, Biancamaria Fontana part du constat d'une lacune regrettable : peu de critiques se sont attardés sur la biographie de Laclos et sur son lien avec son œuvre. Loin des écrits académiques rivés aux différentes théories littéraires, Fontana nous livre sa propre expérience de lecture et son évolution au fil des années. En particulier, elle interroge l'actualité des Liaisons dangereuses, aux bornes spatio-temporelles floues, faisant écho à nos questionnements contemporains sur l'amour, la liberté, l'égalité ou le bonheur.

Officier ordinaire, Laclos a très peu écrit hormis son célèbre roman épistolaire. Une grande partie de ce que nous savons de lui provient des archives de l'armée. Toute sa vie, Laclos semble avoir attendu un événement majeur qui aurait pu rendre palpitante sa carrière militaire. Engagé dans l'artillerie, la fin de la guerre de Sept Ans, et la longue période de paix qui s'ensuit, mettent un terme à son rêve de lointain. Il passe la majeure partie de ses années de service à inspecter les fortifications des villes côtières. Les Liaisons dangereuses sont le fruit de l'ennui et des frustrations d'un militaire désœuvré. Au service du prince d'Orléans, dont il écrit les discours dès 1788, puis dantoniste, Laclos est emprisonné et échappe de peu à la guillotine. Par la suite réintégré dans l'armée par Bonaparte, il meurt en 1803, sans jamais avoir pu participer à aucune campagne du futur empereur.

Une autre source biographique provient de sa correspondance avec sa femme, Marie Soulange. Depuis sa prison, Laclos lui écrit régulièrement des lettres, dans un style reconnaissable parmi tous pour sa rigueur, son détachement et son obsession du détail que l'on retrouve dans son célèbre roman épistolaire. Menacé de mort, son courage patriotique contraste avec un sentimentalisme exalté qui peut surprendre de la part de l'auteur du livre libertin le plus connu de la littérature française. "[J]e vous montrerai le portrait de l'honnête homme par excellence, du meilleur des maris, Choderlos de Laclos, qui a écrit le plus effroyablement pervers des livres", écrit Proust dans La Prisonnière. Ses effusions lyriques, son éloge exalté du bonheur conjugal et du vrai amour, contrastent fortement avec le cynisme des Liaisons dangereuses où les sentiments ne sont évoqués que pour en dénoncer l'hypocrisie ou les dangers. Sous l'égide de Rousseau et de sa Nouvelle Héloïse, Laclos fait montre d'une rhétorique sentimentale proche des stéréotypes littéraires dont il semble pourtant dénoncer les artifices dans son roman. "Mon existence isolée serait pénible et flétrie, mais je n'existe plus qu'en toi, je vis de ta vie : conserve bien ce trésor à nous deux", écrit Laclos à l'amour de sa vie   . Si ce vrai amour peine à trouver sa place dans son roman épistolaire, il semble que ses personnages ne le perdent jamais de vue, comme un absolu dont Valmont lui-même a du mal à se départir. Selon Fontana, la correspondance de Laclos apporte un éclairage nouveau aux Liaisons dangereuses, perdant par là quelque peu de cette "note sombre"   tant admirée par Baudelaire   .

Les intentions de l'officier d'artillerie, en écrivant Les Liaisons dangereuses, nous restent obscures. Son œuvre est marquée par la carrière militaire de son auteur, ne serait-ce que dans le vocabulaire militaire et technique employé pour décrire les manœuvres amoureuses. En guise d'effusion des sentiments, Merteuil et Valmont se mènent une guerre sans merci et multiplient les dégâts collatéraux, bouleversant la Carte du Tendre des romans du Grand Siècle. Il devient nécessaire de s'armer contre le plus grand des dangers et des artifices : l'amour. Capable de faire sombrer ses victimes dans la déchéance morale et sociale et d'avoir raison des êtres les plus innocents (Mme de Tourvel, Cécile de Volanges), l'amour réduit en esclavage. C'est ce que redoutent le plus les libertins de Laclos. Peut-on aller jusqu'à dire que son roman dénonce le despotisme et les inégalités sociales de l'Ancien Régime à l'aube de la Révolution française de 1789 ? Le rapprochement est tentant dès lors que l'on peut effectivement lire Les Liaisons dangereuses comme une mise en garde contre les institutions corrompues et inégalitaires, imposant des contraintes extérieures inutiles et néfastes en lieu et place de la responsabilité éthique individuelle. Autrement dit, si on adhère aux prétentions morales dont l'auteur nous fait part dans sa préface, le roman de Laclos montrerait l'hypocrisie et les jeux pervers de ses personnages comme un moyen de défense contre la gangrène de la société, les mauvaises éducations et la fausse vertu morale chrétienne (voir Tartuffe) conduisant les individus à leur perte. Contre une telle logique sacrificielle, ce sont surtout les femmes qui sont appelées à mener une véritable révolution (voir Laclos, Des femmes et de leur éducation) pour sortir de leur minorité et revendiquer leur liberté individuelle.

Selon Fontana, il existe une ambiguïté essentielle quant au genre auquel on peut rapporter le roman de Laclos. D'un côté, il renvoie à la littérature moralisatrice et sentimentale de la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans sa préface même, et, d'un autre côté, il rejoint la littérature libertine par la liberté des mœurs évoquée qui continue de choquer. C'est que le roman est publié en plein débat sur la morale sexuelle divisant les philosophes et l'Église sur la question du caractère naturel et utile de la sexualité. Les Liaisons dangereuses se distingue des romans sentimentaux par la forte figure féminine de la marquise de Merteuil et par l'absence d'un point de vue dominant et moralisateur. En outre, aucun personnage ne semble regretter son comportement et l'écriture chorale brouille les pistes quant aux réelles intentions de l'auteur en livrant des expériences individuelles morcelées. Contre la morale conventionnelle et l'éthique chrétienne, Laclos semble affirmer : "[s]ans liberté, pas de moralité ; sans moralité, pas d'éducation"   . La répression pure, en matière d'éducation, ne saurait réduire les instincts naturels et valoir un choix moral pris en conscience. Bien plus, une telle éducation est nuisible aux individus, en leur fermant les yeux sur la véritable nature humaine et en en faisant des victimes idéales, y compris d'eux-mêmes. Est-ce à dire qu'il faut laisser libre cours à la sexualité débridée des libertins ? Cette permissivité sans bornes se heurte aux difficultés de ménager la liberté, l'égalité et le bonheur dans un monde où seuls les instincts sexuels feraient loi, ce que Laclos ne manque pas de nous faire entrevoir. Or, "[n]ous sommes des libertins de cœur"   . Telle est la révélation radicale des Liaisons dangereuses, selon Fontana. Toutes les autorités religieuses et morales ne pourront contrer cet état de fait avec lequel il reste très difficile de composer pour qui veut être libre et heureux. Le vis-à-vis ambigu du roman de Laclos avec La Nouvelle Héloise de Rousseau est caractéristique des oscillations de son auteur qui rendent ses orientations indécidables. Les points communs avec le modèle rousseauiste, publié vingt ans auparavant, sont nombreux : genre épistolaire, rôle d'éditeur attribué à l'auteur, préface édifiante... Néanmoins, Laclos fait varier les styles d'écriture de ses personnages, reflétant pour chacun une conception singulière du bonheur, à l'opposé de l'uniformité et de l'harmonie communautaire données à voir par l'auteur du Contrat social.

Que reste-t-il aujourd'hui des Liaisons dangereuses ? Le roman épistolaire cristallise les fantasmes contemporains sur le XVIIIe siècle français, comme l'illustrent les nombreuses adaptations filmiques et théâtrales auxquelles il a donné lieu. Or, on ne compte que très peu de repères spatio-temporels ou d'informations sur les personnages. Selon Fontana, cette absence d'arrière-plan descriptif, notamment souligné par Georges Poulet, participe de l'universalité et de l'actualité du récit de Laclos. Les Liaisons dangereuses nous montre les méandres éternels du cœur humain, échappant à toute forme de rationalisation et de contrôle. Et, face à un tel constat, Laclos semble nous inviter moins à liquider toute forme de morale ou à réduire les sentiments en comportements déterminés, qu'à "une nouvelle réflexion sur les formes et les conditions de la responsabilité morale"   . Cette interrogation reste d'actualité à l'heure où nos démocraties continuent de se heurter aux inégalités sociales ou sexuelles. En filigrane du roman de Laclos se dessine une alternative visionnaire de la modernité. Elle oppose une conception à tonalité rousseauiste, selon laquelle il faut se libérer d'une société injuste et inégalitaire qui entrave la sincérité et la spontanéité des sentiments dont dépend le bonheur des hommes, à une conception utilitariste d'une société libérée de la morale et uniquement fondée sur la recherche du plaisir et l'intérêt personnel. Si Fontana déplore que notre modernité s'oriente vers cette deuxième option, elle conclut : "C'est un constat, on peut l'espérer, encore provisoire, mais qui encourage à la vigilance si l'on ne veut pas perdre le terrain gagné par de si glorieuses batailles. Comme on disait dans un siècle révolu : ce n'est qu'un début... "