Le troisième volume d'une trilogie consacrée au corps du livre, notamment dans sa fonction de mode d'éducation du corps du lecteur.
Après réflexion sur les ouvrages publiés de nos jours, ceux qui prennent fait et cause pour ou contre les ordinateurs dans leur rapport à la lecture, on peut légitimement s'étonner de deux choses : ne jamais entendre parler des mutations morphologiques possibles de l'humain du fait de nos machines récentes ; et ne jamais entendre reparler des mutations que le livre a fait subir à notre morphologie en son temps. Pourtant, Hugues de Saint-Victor (1090-1141, non cité malheureusement dans l'ouvrage dont nous rendons compte) avait rédigé, vers 1135, un fort bel ouvrage, Didascalion ou l'art de lire, portant sur les comportements corporels induits par cette nouvelle invention qu'est le livre dans son format moderne. Autrement dit, pour revenir sur le faux conflit ordinateur-livre, moins que devant un drame aux accents métaphysiques (la pensée réduite au livre ?), nous nous trouvons à la croisée d'une histoire faite et d'une histoire à faire, de deux histoires du corps ou de deux moments de l'histoire de notre corps.
D'une manière ou d'une autre, cet ouvrage ne cesse de tourner autour de cette question, en se concentrant sur le corps. Mais c'est avec humour que les auteurs nous invitent à travailler à partir des multiples significations de ce terme. Car, de fait, le livre lui-même, n'importe quel livre, est un corps, composé par un "corps", soit la taille des caractères d'imprimerie. Ensuite, le livre est comme un corps vivant avant sa naissance : il est plié, et attend du lecteur d'être déplié. N'oublions pas que "l'explication" d'un texte consiste à en faire sortir, littéralement (ex-), les "plis". Mais nous ne pouvons pas nous départir non plus de l'idée selon laquelle le livre est le coeur de métaphores corporelles (il a une "couverture", une peau, …). A quoi s'ajoute que le livre trouve son incarnation grâce à de nombreux corps de métier (éditeur, maquettiste, imprimeur, relieur, correcteur, traducteur, libraire, ...). Enfin, le livre accède au lecteur, qui s'en saisit corporellement, et qui, selon la taille du volume, doit y plier sa colonne vertébrale, ceci avant que le livre, depuis des siècles, ne soit devenu partie intégrante de notre identité corporelle et mentale (sous des formes différentes : européenne, asiatique, ...).
Au demeurant, ce répertoire, sans doute à approfondir encore, en lisant l'ouvrage, oblige simultanément à une torsion de notre esprit. Car l'objet final, le livre, tenu entre nos mains, n'est pas n'importe quel objet. Il est, plus littéralement que d'autres, investi d'esprit. Son corps y constitue une unité de compréhension avec l'esprit, faisant dès lors mentir tous les dualismes. Bien sûr, on peut, ainsi que s'y exerce la première auteure de ce volume, Anne Coignard, traverser ce thème à partir de la phénoménologie, ce qui revient à souligner que le texte porte une intentionnalité. Il n'en reste pas moins vrai que reconnaître ce premier point, c'est saisir la signification du texte à même la facture de l'ouvrage et les mots même du texte. Le livre n'est pas dominé par une transcendance cachée du sens, il est animé des rapports que nous venons de citer, rapports que le lecteur reconfigure sans cesse à partir, d'ailleurs, de sa propre expérience du monde.
Partant de là, on pourrait se donner la peine de relire l'ouvrage plusieurs fois cité d'Immanuel Kant, Qu'est-ce qu'un livre ?((Paris, Puf, 1995)), question-titre qui, pour nous paraître anodine, ne l'était certes pas au XVIII° siècle. Mais anodine, l'est-elle même vraiment pour nous, à l'ère de la "dématérialisation" du livre, selon ce vocable si mal choisi, qui laisse croire que la liseuse ou la tablette ne sont pas matériels ? Il reste bien vrai que le combat pour le livre, conduit sous les Lumières (Diderot, Voltaire, Condorcet, Kant, ...), ne se produit pas dans les mêmes conditions que les nôtres, ne relève pas des mêmes exigences, et ne s'étend pas avec la même ampleur.
L'ouvrage ne nous épargne pas quelques passages nostalgiques. La célébration de l'éditeur s'y accomplit sous un mode que beaucoup, autour de nous, aujourd'hui, n'ont pas connu : l'éditeur artiste qui ne se contente pas de publier des livres mais les pense, les conçoit, les organise, dit le texte ! François Fièvre, à la lumière des écrits du critique Clément-Janin nous gratifie même d'une comparaison entre l'éditeur et l'architecte. Toute la comparaison ne valant, d'ailleurs, que si l'on pense l'architecture aussi dans des termes périmés (le grand geste de l'architecte, qui à l'heure des cabinets d'architecture et d'une extrême division du travail n'a plus guère de signification). Il nous semble qu'il est toujours plus intéressant de tabler sur la réalité des divisions du travail et de chercher à observer vers quoi on pourrait les faire tendre que de céder à des nostalgies déséquilibrées. Cela dit, l'auteur nous parle surtout du siècle du triomphe du livre imprimé, qui a vu aussi celui du modèle architectural. Chacun se souvient effectivement avoir vu ces frontispices d'ouvrages représentant une porte d'entrée qu'il suffirait de franchir pour pénétrer dans le livre conçu comme un bâtiment.
Marc Perelman reprend la question un peu autrement, même s'il pense à nouveau dans les termes de la phénoménologie. Il souligne que notre comportement, l'orientation de notre corps est d'emblée assujettie au livre, à l'objet livre. Le livre commanderait notre comportement, nos attitudes, nos façons d'être. Il cherche alors à comprendre en quoi le livre induit ce comportement. Mon comportement, affirme-t-il, suivant un propos d'Edmond Husserl, est d'emblée assujetti au livre, à l'objet livre. Sans doute faudrait-il ajouter, du fait d'une histoire, et non pour des raisons transcendantales. Car la remarque vaut pour n'importe quel objet "véhiculant" de la culture, et après tout pourquoi pas la tablette de lecture de nos jours ou la liseuse, ou n'importe quel autre support : attendons seulement quelques décennies. Et l'auteur de poursuivre : le livre en quelque sorte commande mon comportement, mes attitudes, mes façons d'être. "Ce que je vois, touche, lis grâce à mes mains et mes doigts, autrement dit le rapport d'intimité que j'ai avec l'objet livre […]" organise une façon d'être vis-à-vis du livre qui proviendrait, toujours en suivant Husserl, du livre même. Parce qu'en tant qu'objet-livre, soulignons-le encore, il enveloppe deux objets en un, Le corps propre fait corps avec le livre-corps produisant l'esprit.
On aurait pu attendre, en ce point, un développement autour d'une théorie de l'apprentissage de l'accès au livre. Elle n'appartient pas à ce volume. Mais c'est sans doute parce que ce dernier fait partie d'une trilogie, dont le premier volume a été consacré à Les espaces du livre, et le deuxième à Esthétique du livre, soit le livre dans sa mise en scène spatiale réelle et métaphorique, avec les lieux qu'il engendre, et le livre et les expériences sensibles qu'il provoque. Ici, le lecteur l'aura compris, nous présentons le troisième volume : Livre au corps, dédié aux multiples incarnations du corps. Et justement, on aurait aimé lire de plus amples développements sur le pli du corps du lecteur dans le mouvement de la lecture. Il existe de très nombreux textes, entre autres de philosophes, signalant qu'il n'est pas simple de plier sa colonne vertébrale à la facture du livre (petit livre, lecture intimiste, …), et que la prise en main (littérale) de l'ouvrage n'est pas simple non plus. En un mot, attention à ne pas prendre nos habitudes (historiques et individuelles) pour une nature, ce que les références à Husserl ont du mal à mettre au jour.
En ce sens, toutefois, de beaux passages nous sont tout de même proposés lorsque les auteurs s'attaquent à la relation du corps du livre au corps du lecteur. Bérénice Waty s'attelle à cet aspect de la question par le biais des métaphores littéraires. La lecture y prend l'apparence de séquences matérielles, où celui qui lit s'engage physiquement. Le langage en atteste : les grands lecteurs, remarque-t-elle, sont "papivores" ou "repus" de livres, ils s'affirment "boulimiques" et "jamais rassasié". Ces expressions nous renvoient à une sorte de pathologisation du corps : à trop lire, par ailleurs, il faut des lunettes, et on devient possédé, le corps en est affecté. Curieuses métaphores, par conséquent, qui dépeignent le lecteur comme un mangeur de mots, et la lecture comme un processus d'ingestion !
Les enquêtes auprès des lecteurs ne cessent de rencontrer un sensualisme de la lecture. Dans le parcours de vie de lecteur, un même rôle est assumé par le corps. L'incarnation de la lecture dans le corps s'analyse fort bien à travers les rapports à l'objet-livre, et à l'acte de lire explicités en recourant aux sens vitaux. La même auteure a, à juste titre, recours à l'illustre posturologie de lecteur déployée par Georges Pérec (Penser/classer). Pour certains adultes par exemple, toucher un livre fait l'objet d'un tabou. Ils n'ont de cesse de manier les livres, de la librairie à leur fauteuil de lecture, et ils sont précautionneux, ou vigilants. Ils contrôlent leurs mains, la vitesse à laquelle ils tournent les pages, la pression qu'ils exercent, se montrant parfois maniaques. Et ce n'est pas pour rien qu'autour du toucher (du livre) se construit un système langagier qui va de "toucher" le livre à "être touché" par le propos offert par le livre.
Fort d'une telle posturologie esquissée, le lecteur poursuit son analyse de l'ouvrage, en remarquant que l'incarnation de la lecture affecte celui qui s'y adonne, à travers de multiples effets. La mise en scène du corps, dans sa globalité, assume un rôle identique, tout comme la figuration de soi à travers le meuble de bibliothèque. Là encore lire s'incarne matériellement.
À l'inverse, on sait, depuis la Renaissance, que l'on peut témoigner d'un grand intérêt pour l'inscription du corporel dans les textes. Dès cette époque, de nombreux textes allient les mots et les mets, et spéculent sur les rapports entre écriture et métabolisme. Rabelais, Montaigne ont adopté l'imagerie du livre mangé et digéré. La référence au physiologique inspire par conséquent les auteurs … de livres. Dans cette logique, tantôt le livre est une "substantificque moelle" ou un breuvage curatif qui passe par le corps, et dont on se délecte, tantôt il devient lui-même un corps, voire un temple sacré. Irène Salas donne ainsi à lire une belle analyse, accompagnée, comme tout l'ouvrage d'ailleurs, d'une splendide iconographie.
Terminons par un point. Le statut des artistes dans leur rapport au livre. Brigitte Ouvry-Vial déploie à cet égard un certain art de la mise en scène du travail des artistes. Référant, entre autres, à Anne et Patrick Poirier, à Claes Oldenbourg et Coosje Van Bruggen, ainsi qu'à Anselm Kiefer, elle ne se contente plus de travailler sur l'image du livre dans le texte littéraire. Elle s'aventure dans ce moment artistique où le livre devient un lieu à dévaster. Elle avance une figure intéressante concernant ce travail des artistes. Le livre devient un "terrain vague" sur lequel l'artiste peut bâtir un espace propre. Kiefer, on le sait, s'arrime à l'idée de la ruine matérielle du corps du livre. Dans ce motif du livre en ruines, la ruine ne préfigure pas celle du livre, mais cristallise plus profondément le rapport du livre à l'histoire, toujours en cours, qui le travers sans s'y arrêter. Ainsi la ruine physique du livre fait-elle intimement partie de la question et de l'histoire du livre, et le corps du livre apparaît-il comme une ruine originelle, naturelle et primitive, un espace au départ évidé, à ciel ouvert, que le lecteur, archéologue et bibliophile, et même ajoute l'auteure (Brigitte Ouvry-Vial), "internaute", parcourt comme il parcourt ces sites antiques désormais en ruines, mais dans lesquels la construction originale, ville ou demeure, répondait à un projet personnel si fort que l'espace naturel en est définitivement marqué.
Concluons donc avec les auteurs de ce beau travail collectif : si la lecture est une activité intellectuelle, elle suppose cependant une incarnation préalable. D'ordinaire, l'on s'accorde pour reconnaître que le texte lu et ce qu'il expose modifient le lecteur et ses pensées, la théorie de la réception littéraire faisant notamment du lecteur un acteur à part entière de la création. Mais cette relation intellectualisée qui privilégie le rôle de l'esprit du lecteur ignore et minore celui de son corps : la relation physique s'impose elle aussi et s'incarne à travers une série d'attitudes et de discours de la part du lecteur. Imaginons donc maintenant, ce qu'on pourra dire de la genèse de la lecture, dans quelques siècles, à partir des nouveaux modes de matérialisation "immatérielle" de la pensée et du texte !