Malek Chebel propose un dictionnaire des réformateurs de l'Islam dans l'histoire, ce qui lui permet de récuser l'image d'un Islam stagnant depuis toujours dans le plus grand immobilisme.

Cet ouvrage possède au moins deux grandes qualités : la première, c’est que, sur un thème qui se veut actuel mais qui en réalité s’inscrit dans une longue histoire, il offre une information riche, claire et organisée avec pertinence. La seconde, davantage mise en avant, c’est qu’il vise à réfuter et réfute effectivement la croyance trop répandue selon laquelle l’Islam serait un bloc monolithique de croyances et de pratiques figées, identique en fonction des régions et des périodes historiques. 

D’une part, cet ouvrage se présente comme un dictionnaire comportant environs deux-cents entrées (des noms de penseurs ou de théologiens pour la plupart, mais aussi de mouvements spirituels ou théologiques). Il est précédé d’une introduction et complété d’un glossaire, d’une bibliographie et d’une table chronologique permettant une vision plus historique de ce qu’ont été les courants ou les penseurs réformateurs en Islam. Le glossaire est utile pour se repérer dans le dictionnaire, mais il l’est aussi pour trouver le sens de mots qu’on trouve régulièrement dans les ouvrages consacrés à la pensée islamique mais qui sont rarement définis ou traduits de façon univoque. La bibliographie d’une cinquantaine de pages ouvre à des approfondissements sérieux. On trouve des notices de longueur variable pour chaque auteur, mais qui renvoient à une  bibliographie peu abondante mais précise et relativement accessible. Toutes les époques sont présentes : aussi bien les débuts de l’Islam et les querelles politico-religieuses qu’engendrent la difficile succession du prophète et la progressive uniformisation de l’interprétation du Coran sur un territoire en pleine expansion, que l’époque de la prise de conscience du décalage de développement entre les pays colonisés et leur colonisateur  ou que l’époque la plus contemporaine. De même, toutes les régions sont présentes, la présentation de chaque auteur ou groupe étant contextualisée à partir du cadre qui est le sien (la présentation de Mustafa Kemal est ainsi mise en rapport avec le démantèlement de l’Empire Ottoman, comme celle de Salim Haji Agus, leader nationaliste indonésien l’est avec la colonisation de l’Indonésie et avec la façon dont a été introduit l’Islam dans l’archipel). On trouve en particulier des repères précieux pour comprendre la genèse de mouvements islamiques du passé comme du présent. La présentation de Muhammed Abduh, prônant un retour à la raison dans les disciplines islamiques traditionnelles, insistant sur l’éducation, et promouvant un programme de rénovation de la société islamique a ainsi l’avantage de compléter l’exposé de sa vie et de ses prises de position théoriques par une tentative d’explication des raisons pour lesquelles il est aujourd’hui considéré par beaucoup comme une référence. L’auteur met bien en évidence les motifs pour lesquels les conservateurs, les progressistes et même les salafistes se réclament et peuvent se réclamer – en partie du moins – de lui. 

D’autre part, dans son introduction, Malek Chebel montre à la fois l’actualité particulière et en même temps la dimension permanente de l’idée de "réforme" dans l’Islam. Aujourd’hui, les voix réformatrices de l’Islam se font entendre dans deux directions. D’une part, il existe –et il existait déjà auparavant – une croyance selon laquelle Allah a créé une communauté parfaite. Ceux qui partagent cette croyance "confondent islam doctrinal et islam historique" (p. 8) et veulent réformer l’Islam pour le purifier en rejetant toute réforme qui apparaît comme une déviance par rapport à un "islam original" fantasmé. Le grand mouvement, "moderniste", animé par cette volonté, est le salafisme qui veut lutter à la fois contre les influences de l’Occident et de sa modernité, mais aussi contre "les innovations à leurs yeux blâmables des diverses formes de l’Islam historique: shi’isme, soufisme, et parfois les écoles juridiques traditionnelles."  

D’autre  part, de nombreux penseurs "modernistes", de façons différentes, ont élevé leur voix pour proposer de moderniser l’Islam afin de sortir leur société de l’immobilisme. Ils proposent des lectures du Coran montrant que le progrès, la raison et les réformes ne vont pas à l’encontre du message prophétique. Ce qui fait la particularité de la réforme de l’Islam, souligne l’auteur, c’est qu’elle semble difficilement capable de dissocier religion et politique, du fait de l’imbrication dans l’Islam classique du pouvoir politique et de la religion. Toute réforme de l’Islam doit alors nécessairement se prononcer sur l’articulation de ces deux pouvoirs. Outre cette réflexion sur la difficulté et les enjeux de la réforme de l’Islam dans le monde contemporain, l’auteur rappelle que la réforme et la controverse sont des données connaturelles à l’Islam  et que toute réforme prend son appui dans une relecture des textes sacrés. Cet effort de recherche ou d’approfondissement pour interpréter le Coran à chaque époque s’appelle l’ijtihad et il a été, estime-t-on le plus souvent, clos à la fin du Xème siècle qui vit la condamnation du mu’tazilisme comme hérétique. Depuis, on observe de nombreuses tentatives pour réévaluer l’importance de cette démarche. Et c’est sur l’importance de cette exigence d’un renouveau de l’ijtihad pour l’Islam dont le geste est constitutif de l’identité même de l’Islam que veulent nous faire réfléchir l’introduction et le dictionnaire lui-même