Une nouvelle histoire d'Attila et de ses Huns, centrée sur les mythes et légendes les entourant du Moyen-Âge jusqu'à nos jours.

S’il est un personnage de l’Antiquité qui fascine au-delà de toutes les modes, c’est bien Attila : après la somme de Katalin Escher et de Iaroslav Lebedynsky en 2007 (Le dossier Attila), la version de Michel Rouche en 2009 (Attila, la violence nomade), c’est au tour d’une spécialiste d’histoire… médiévale, Edina Bozoky (Université de Poitiers) de proposer la ou plutôt les "vérités" sur les Huns – et leur quasi-prototype Attila.

La spécialisation de l’auteur est loin d’être anodine et explique en bonne partie son dessein : l’image, les représentations actuelles d’Attila datent en effet en très grande majorité du Moyen-Âge, et parfois même d’un Moyen-Âge très avancé. Or, Edina Bozoky travaille justement sur les croyances religieuses médiévales en général, et l’hagiographie en particulier. Cette approche nouvelle d’un "objet historique" qui se "dérobe en grande partie à notre connaissance"   est tout à fait intéressante : en accordant à l’Attila et aux Huns "médiévaux" une part considérable de sa réflexion, l’auteur éclaire l’Attila et les Huns historiques, "véritables", qui s’y cachent. Par là même, l’auteur s’inscrit du reste dans une longue tradition, dont le premier représentant sérieux est Amédée Thierry (frère cadet d’Augustin), qui écrivit en 1856 une Histoire d’Attila, "départ des recherches modernes"   , dans laquelle les légendes avaient déjà leur place en tant que telles.

La grande nouveauté d’Edina Bozoky réside donc dans la part accordée aux "légendes" pour comprendre à la fois la "vérité" (ces deux termes forment le sous-titre de l’ouvrage) et la construction des représentations qui entourent Attila : alors que la plupart des ouvrages sur le sujet comme ceux de K. Escher, I. Lebedynsky et M. Rouche n’y consacrent qu’un chapitre final, le rythme adopté par l’auteur est ici tout à fait inhabituel – et à vrai dire rafraichissant.  Seule la cinquantaine de pages du premier chapitre est ainsi consacrée à "l’histoire" en tant que telle (grosso modo, le premier chapitre), tandis que tout le reste du livre est consacré à l’éclairage de ce premier chapitre : le second montre comment nos sources, dès l’Antiquité, ont donné d’Attila et de ses Huns une représentation "monstrueuse", tandis que les suivants se concentrent – parfois un peu longuement et de manière trop descriptive, mais toujours avec une grande érudition – sur des aires géographiques   ou des moments historiques   durant lesquels la légende s’est particulièrement construite ou développée : relevons dès à présent que ce va-et-vient constant entre le passé, son futur, et notre présent est tout à fait fructueux.

D’autre part, l’ouvrage tord, une fois de plus, le cou à un certain nombre d’idées reçues sur les Huns : sans même évoquer la question des crânes utilisés en guise de hanaps ou l’énigme de la "tombe d’Attila", l’auteur propose un certain nombre de leçons d’histoire et de méthode historique dont les échos résonnent bien au-delà des seuls Huns ou de l’Antiquité, en particulier pour le lecteur non spécialiste. Pour ne prendre que l’exemple de l’archéologie, on pourra ainsi lire que : "malgré [NDA : on aurait envie d’écrire "grâce aux"] les progrès de l’archéologie […], l’interprétation des objets et des sites pose problème. En premier lieu, l’attribution des objets à tel ou tel peuple est loin d’être évidente. Les discussions actuelles remettent en question le lien entre la culture matérielle et l’identité ethnique"   . D’autant que cette identité ethnique – et plus généralement la question de l’ethnogenèse – est particulièrement difficile à examiner s’agissant d’un peuple comme les Huns, à la composition aussi hétérogène que changeante. Si l’on ajoute le fait que les modes circulent aussi facilement que rapidement entre peuples considérés comme barbares   , on se retrouve devant une quasi-impossibilité d’attribuer de manière définitive l’essentiel des sites aux seuls Huns, et donc de les connaître autrement que par nos sources littéraires, caractérisées malheureusement par leur brièveté, leurs nombreux biais et le fait qu’elles sont presque toutes indirectes. L’auteur montre parfaitement tout cela, notamment dans le (très stimulant) second chapitre.

La "férocité" des Huns en question

Il est cependant une thèse moins convaincante de l’ouvrage, résumée par l’auteur en conclusion de son premier chapitre, consacré à l’histoire des Huns : "au miroir des sources contemporaines, rien ne justifie la réputation d’extrême férocité [des Huns]"   . Certes, on ne peut qu’être d’accord avec Edina Bozoky lorsqu’elle écrit que nombre d’éléments attribués aux Huns font partie des lieux communs de la description des barbares, notamment orientaux ; on est encore d’accord pour dire que les Huns ont, presque seuls, porté cette réputation de férocité jusqu’à notre époque – quoique les Vandales ont fait jeu assez égal avec eux dès le XVIIIe siècle, à tel point que le terme "vandalisme" est aujourd’hui plus commun que le surnom "Attila", ou la comparaison avec les Huns.

Mais il n’en reste pas moins que cette extrême "férocité" apparaît bien dans les sources et semble avoir été perçue comme telle par les contemporains : les traces dans les mémoires européennes de l’arrivée des Huns, comme du règne d’Attila – analysées par ailleurs dans les chapitres qui suivent – en attestent également, et on sera plutôt d’accord avec K. Escher et I. Lebedynsky, qui concluent leur ouvrage en montrant que le souvenir d’Attila ne s’est pas perpétué pour rien, là où il a pu se perpétuer : son règne avait choqué, au sens neutre du terme, notamment par sa violence. Il faut cependant se garder, bien sûr, de donner au terme "férocité" un sens impliquant un jugement de valeur   , sans quoi on tombe au mieux dans le mythe, au pire dans l’anachronisme.

Dans certains passages, l’auteur va néanmoins encore plus loin et dresse le portrait d’un Attila "civilisé", progressivement diabolisé par une "hantise de l’Autre"   . Là encore, loin de nous l’idée de juger Attila ou d’en faire le Barbare par excellence, mais les exemples choisis pour rétablir la vérité sur le chef hun conduisent à penser qu’il s’agit ici davantage d’un parti pris en faveur de sa réhabilitation que d’une démonstration historique définitive. Par exemple, "l’existence d’un protocole et de préséances" durant le banquet d’Attila raconté par l’ambassadeur Priscus, atteste pour l’auteur de "mœurs policées"   , là où K. Escher et I. Lebedynsky se contentent d’y voir un trait de caractère d’Attila ou de Realpolitik entre peuples qui se jaugent. On serait même tenté, en relisant la source, de voir dans ces "préséances" un simple fait anthropologique.

Tout se passe donc comme si l’on restait en partie prisonnier des schémas d’antan : M. Rouche, au patronyme français et donc héritier des ennemis d’Attila, sous-titra naguère "la violence nomade", là où E. Bozoky, originaire d’une Hongrie où la réhabilitation d’Attila est un sport pluriséculaire (ce que l’auteur montre d’ailleurs parfaitement), déplace trop le curseur dans la direction des "mœurs policées" d’Attila. L’ouvrage gagnerait donc en clarté et en puissance de démonstration à laisser de côté cette problématique de l’urbanité d’Attila et des Huns, pour se borner à écrire l’histoire pure et simple de ses représentations successives, débarrassée de cette pente glissante qu’est la comparaison du degré de civilisation, idée qui était déjà au cœur de l’ouvrage de M. Rouche. Rassurons toutefois le lecteur, ce questionnement de civilisation n’est pas ici le centre de la démonstration.

On relèvera aussi, çà et là, de rares imprécisions, comme dans la citation du vieil islandais   ou la mention de l’"opération Attila"   durant la Seconde guerre mondiale, qui n’eut en fait jamais lieu (elle fut renommée "opération Anton"). Une série de cartes présentant l’évolution historique aurait également été utile au lecteur profane, de même qu’un ensemble d’illustrations (peintures, monnaies, sculptures, gravures, etc.) : on comprend bien sûr les contraintes de l’édition mais, compte tenu de la nature exceptionnelle du sujet considéré, où les représentations sont pléthore depuis le Moyen-Âge, on s’attendrait à y voir figurer un certain nombre des objets et des œuvres mentionnés (presque à chaque page) par l’auteur. Enfin, quelques phrases pédagogiques n’auraient pas été superflues sur certains points capitaux, par exemple pour marquer clairement la distinction entre les Huns et les Hongrois (langues finno-ougriennes, etc.) au début du cinquième chapitre.

Pour prolonger le plaisir de la lecture, signalons pour terminer la réédition aux mêmes éditions Perrin de La vie des Huns de l’académicien Marcel Brion, décédé en 1984, qu’Edina Bozoky décrit comme "solidement basé sur les documents historiques"   . L’histoire des Huns, depuis les origines jusqu’à l’établissement de la Hongrie chrétienne, y est décrite sous la forme d’une grand roman épique où l’écriture, très colorée et au charme désuet, fleure bon le national et le romantique, avec ces "Franks" de "Mérovée" côtoyant les "Hioung-Nou"   d’un Attila plutôt… féroce