Les tribulations des Juifs ibériques au Nouveau Monde aux XVIème et XVIIème siècles.
1492 demeure une date célèbre pour être l'année où Christophe Colomb aborda les côtes américaines, mais aussi celle où les Juifs d'Espagne furent bannis du royaume catholique. Dans Les pirates juifs des Caraïbes. L'incroyable histoire des protégés de Christophe Colomb, le journaliste américain amoureux de la Jamaïque, Edward Kritzler, établit un lien entre ces deux événements. Son ouvrage raconte la saga d'une communauté à travers le destin de plusieurs familles espagnoles d'origine juive établies dans les nouveaux territoires américains. Il nous raconte deux siècles durant lesquels tout commence et tout finit à la Jamaïque, entre 1492, la découverte de l'Amérique, et 1692, la destruction de Port-Royal par un séisme.
Après un bref mais utile récapitulatif sur l'histoire des Juifs en Espagne depuis la destruction du temple de Jérusalem jusqu'à 1492, l'auteur explique que Christophe Colomb est issu d'une famille juive convertie au catholicisme pour échapper aux persécutions, qu'il s'embarque en 1492 avec un équipage constitué d'une bonne partie de jeunes juifs convertis, pour une expédition financée par un Juif converti de l'entourage royal, tout cela dans le but de se procurer les richesses d'Asie mais surtout de trouver une terre d'asile pour les Juifs d'Espagne menacés d’expulsion. A ce stade, le doute s'installe. Car si Edward Kritzler nous livre un certain nombre d'informations historiques intéressantes, il y mêle sur le même plan des hypothèses non vérifiées ou invérifiables, pratique allègrement la généralisation et l'approximation, manque de rigueur scientifique enfin.
Les pirates juifs des Caraïbes n'est certes pas un ouvrage d'analyse historique classique, mais un récit, au style plaisant quoique relativement décousu compte-tenu du grand nombre de digressions. L'auteur fait davantage allusion à ses sources qu'il ne les cite, et l'on se rend compte à la lecture des notes de bas de page qu'il s'agit essentiellement d'une compilation de renseignements glanés dans d'autres publications. Même dans le cadre d'un ouvrage de vulgarisation, ses hypothèses semblent insuffisamment étayées. Les informations de première main issues directement des archives demeurent relativement rares. Ce qui conduit Edward Kritzler à formuler beaucoup de postulats mais à fournir peu de preuves, si bien qu'il se laisse facilement entraîner vers la généralisation voire la réécriture de l'histoire.
Ainsi voit-il des Juifs absolument partout ! S'il est incontestable que des Espagnols d'origine juive ont contribué au développement du Nouveau Monde, comme Diego Ordez envoyé au Mexique en 1534 par Charles Quint, il est sans doute abusif de présenter les Amériques absolument dominées par les Juifs. Edward Kriztler part du principe que, s'il ne trouve pas de trace d'ascendance juive à un colon espagnol ou portugais déclaré catholique, c'est parce que celui-ci a caché ses origines par peur de l'Inquisition. Dans ce cas, tous les Espagnols et Portugais d'Amérique deviennent susceptibles d'être des juifs convertis ! L'auteur lui-même reconnaît que ce parti-pris peut introduire un biais dans son étude.
D'autre part, le titre de l'ouvrage Les pirates juifs des Caraïbes induit le lecteur en erreur et semble finalement peu approprié, car des chapitres entiers ne traitent ni de pirates, ni des Caraïbes. L'auteur semble avoir voulu rassembler en un seul ouvrage toutes ses recherches sur l'histoire des Juifs et nous entraîne dans un véritable tour du monde, de la Péninsule ibérique au Brésil, en passant par Amsterdam, le Maroc, New York, le Pérou, l'Angleterre et même l'Inde. Ce vaste panorama, plutôt intéressant du reste, aurait moins désarçonné le lecteur sous un titre comme "Histoire des Juifs aux Amériques" ou même "Les Juifs, le commerce et la mer".
Si l'auteur présente par ailleurs quelques figures marquantes qui sont à coup sûr de véritables pirates juifs des Caraïbes, tels Antonio Vaez Henriques alias Moïse Cohen, ou Balthasar le Portugais, l'immense majorité des personnages évoqués est constituée de commerçants, dont seul un petit nombre participe au financement des pirates de la Jamaïque, mais ne s'embarque pas personnellement.
Une certaine confusion règne également concernant l'emploi des termes pirate et corsaire, souvent utilisés comme des synonymes alors qu'ils ne désignent pas du tout des réalités semblables, même si quelques individus ont pu passer d'un statut à l'autre. Rappelons simplement que si les corsaires agissaient en toute légalité grâce aux lettres de marque en temps de guerre, les pirates étaient des brigands passibles de la potence dans leur propre pays.
Malgré tout, l'ouvrage d'Edward Kriztler a le mérite d'exister car il présente une vision transversale peu fréquente et toujours bienvenue. Loin de se cantonner à l'histoire d'un empire colonial, qu'il soit espagnol, hollandais ou britannique, son livre franchit les frontières et les époques, et constitue à ce titre une démarche très enrichissante et rafraîchissante. Il nous apprend ou nous rappelle l'existence de véritables communautés juives déclarées sur le continent américain, notamment la première d'entre elles, à Recife, sous administration hollandaise au XVIIème siècle. Notons aussi la présence en fin d'ouvrage d'une chronologie utile reprenant les principaux faits exposés dans le récit.
Les pirates juifs des Caraïbes nous invite donc à jeter un regard neuf sur l'histoire des Amériques, ainsi que sur celle de la diaspora juive, et peut nous inciter à reconsidérer certains épisodes connus à partir d'un point de vue décalé. Cependant, malgré son succès lors de sa sortie aux États-Unis en 2008, Les pirates juifs des Caraïbes ne peut pas être considéré comme un ouvrage qui renouvelle l'historiographie. Il semble s'inspirer de la démarche transversale si féconde adoptée par exemple par l’universitaire Richard White dans sa célèbre étude de la région des Grands Lacs , mais déçoit quelque peu le lecteur parvenu au terme d'un ouvrage foisonnant de dates, de lieux et de noms