Dans ce travail sérieux et dense, D. Brezis propose une lecture vive et qui ne fait pas l’économie des détours singuliers, voire paradoxaux de la pensée de Levinas. A la clé : des propositions d’interprétations originales, fortes et fécondes.

L’introduction très dense et très claire du livre propose d’exposer les principales thèses de l’auteur que les différentes parties viendront approfondir et continuer à justifier. Nous proposons de reprendre ce développement progressif et méthodique et d’indiquer comment les parties du cœur du livre précisent et affinent les points thématisés dans l’introduction. Celle-ci commence par mettre en évidence le paradoxe qui serait dans une certaine mesure constitutif de la pensée de Levinas. Apparente aporie levinassienne qui consiste dans l’injonction d’un Dire qui nous somme de répondre et de réagir dans l’instant tout en maintenant la traduction/trahison nécessaire du Dire dans un Dit, médiat, argumenté et suspensif. Cette double exigence se traduit par la double attitude revendiquée par Lévinas : d’une part celle du rejet de la philosophie réflexive, en ce qu’elle prend le temps de se retourner, de faire un détour par l’intériorité d’une subjectivité avant de se porter au-devant de l’autre   , et qu’on retrouverait jusque dans Totalité et Infini inclus ; d’autre part, face à l’impérative assignation d’autrui, "il n’est plus question d’un repli économique sur soi, sur l’espace protégé d’une intériorité"   à partir de 1964   . Il faudrait s’appesantir longtemps sur la précision et la rigueur que l’auteur développe à chaque fois pour justifier son argumentation, mais l’épaisseur de l’ouvrage en rendrait la synthèse impossible.

Cette idée d’une progression, voire d’un revirement, dans la pensée de Levinas, si elle est classique, ne va pas sans nuance. Certes, il est courant de lire chez les commentateurs du philosophe l’idée une première étape dans laquelle la pensée de Levinas aboutirait à la constitution d’une forme d’intériorité du moi qui s’échapperait ainsi du règne lourd de l’être   , puis d’interpréter la suite des réflexions du philosophe comme un chemin menant à un assujettissement à l’autre tel qu’il briserait et ferait éclater l’intériorité du moi que le face à face avec le visage vulnérable de l’autre avait remis en question   . Mais ce sur quoi D. Brezis veut insister, c’est sur le parallèle entre l’emprise de l’Être à laquelle s’arrache le moi en se repliant dans une forme d’intériorité dans Totalité et Infini et l’emprise de l’autre qui déloge le moi de son intériorité dans l’urgence et en lui interdisant toute autonomie, toute échappatoire. L’auteur lit alors le geste par lequel Levinas empêche le sujet de se replier sur lui comme la réponse levinassienne au constat que dressent les sciences humaines passées par le structuralisme : si le sujet est bien, en accord avec ce constat, d’une certaine façon, hors de lui, c’est parce qu’il ne peut pas échapper au regard de Dieu et qu’il est toujours tourné vers l’autre appelant. Parce qu’il ne peut pas ne pas répondre à l’injonction éthique, le sujet levinassien à partir d’Autrement qu’être ne peut plus se replier sur lui-même. L’hypothèse que dégage alors D. Brezis est celle-ci : "c’est ce que Levinas rejette au départ comme emprise de l’Être qu’il va par la suite réinterpréter et, à la faveur d’une inversion systématique de signes, "réhabiliter" comme emprise de l’Autre" (p.38). Le premier chapitre étaye longuement cette analyse, reprenant par exemple et entre autres "la correspondance secrète entre le "sans visage" de l’il y a et le "par-delà le visage de l’illéité""   .

A cette figure de l’être empêchant toute réelle existence individuée, dans l’il y a, D. Brezis associe, après une rapide mention de l’importance absolument centrale de la Shoah dans la biographie de Levinas, le traumatisme et la culpabilité du survivant   : "mais à revenir à l’il y a, il est clair que la hantise des morts en constitue aussi un motif directeur. Si l’il y a se définit comme impossibilité du néant, continuel retour de l’Être par-delà sa négation, ce n’est là en rien une vue abstraite. Tout en lui tourne autour de l’obsession des revenants, revenance qui dit le "sans issue" de l’Être, hanté par l’effrayant retour des disparus"   . Il tire de là l’idée que la première partie du travail de Levinas vise à conjurer la hantise des disparus (en particulier les victimes du génocide), tandis que la suite de l’évolution de sa pensée vise à les remettre au centre, à un faire un point d’importance crucial pour exister   ). Comme le souligne l’auteur, à cet égard, au refus du concept de "participation" tiré des analyses de Lévi-Bruhl sur la mentalité primitive, qui marque l’indistinction et la non-individuation de l’homme au sein d’un ensemble et son attachement aux vivants et aux morts du groupe social, succède l’exigence et le concept de "substitution" qui tend à "l’identification au destin victimaire d’autrui"   . Sur ce point, l’auteur rapproche, il y a, participation, hantise des revenants et disparus de la Shoah. Il développe la thèse selon laquelle l’il y a renverrait au "souvenir crypté du génocide"   : l’il y a ne serait pas la simple "disparition dans le néant mais l’incessante résurgence de l’Être par-delà l’anéantissement, perpétuelle présence des morts qui, n’en finissant pas de mourir, ne cessent de revenir sur le mode spectral"   . L’auteur propose, semble-t-il avec pertinence, de mettre en rapport l’il y a de Levinas avec le "neutre" et "l’autre nuit" chez Blanchot, son ami de longue date   . Le cœur du second chapitre met en perspective le rapport entre Levinas, Blanchot et Derrida autour de la question de la revenance, en faisant une belle part à une lecture critique de la lecture que Derrida fait des œuvres de Levinas. Il vise en particulier à interroger la subjectivité levinassienne à travers le prisme de la déconstruction derridienne. Cette dernière étant dans son mouvement même la mise au jour d’un impensé : "la présence ou présence à soi est affectée au plus intime par l’Autre"   , l’auteur relit la constitution du sujet chez Levinas comme revenance   . Le rapport entre "substitution", altérité et identification à l’autre est également questionné et approfondi. En effet, Levinas récuse toute identification à l’autre dans l’éthique au titre d’une réduction de son altérité à une forme de mêmeté/identité, et corrélativement toute participation au sens de Levy-Bruhl. Mais l’auteur remarque cependant que, dans le prolongement des analyses d’Autrement qu’être, "tout se passe (…) comme si le moi était alors voué à prendre part à la souffrance, voire à la mort de l’Autre, par quoi Levinas est, sans le dire, comme amené à réhabiliter au plan éthique une certaine idée de participation"   . Ce retour de la "participation" peut aussi être mis en rapport avec le "spectral" au sens où le moi doit accepter sa hantise par l’Autre, doit accepter d’être débordé par sa présence dans la substitution même.

Accomplissant un pas de plus, l’auteur suggère de rapprocher la qualification par Levinas de la Shoah comme "Passion d’Israël" et la définition de la Passion comme "consumation du moi pour autrui" (ibid.) ; cela permet de déduire que "la Passion des disparus est en vérité ce dont le moi doit métaphoriquement se charger à travers sa propre Passion. Hanté par leur souvenir, il souffre en quelque manière avec eux et c’est ce souvenir avec – cette com-passion – qui est, pour le dernier Levinas, l’objet même de l’éthique "   . L’auteur dans cette optique rattache la notion, de substitution à l’idée que "le mourir pour l’Autre est une manière symbolique de "s’unir dans la mort" aux disparus de la Shoah"   . Cette perspective sur la pensée de Levinas permet d’entrevoir une "dérive sacrificielle" qui donne son titre à l’ouvrage. Le thème du sacrifice apparaît régulièrement dans les différents chapitres, et l’auteur finit par montrer qu’il est chez Levinas de plus en plus important   au fur et à mesure du développement de sa pensée et s’appuie sur l’évolution du rapport de Levinas à l’interprétation du sacrifice d’Isaac : "critiquant la lecture qu’en propose Kierkegaard, il fait sienne l’exégèse juive pour laquelle le récit n’a d’autre télos que le supsens du sacrifice. Mieux, il identifie alors le "plaidoyer" de Crainte et tremblement pour le sacrifice avec l’ivresse du religieux. N’y voyant que plongée extatique dans l’irrationnel – le mythique, le mystique, le mystérieux –, il y dénonce le débordement du moi aux prises avec la violence du Sacré. Mais dans la mesure où, par la suite, il met lui-même en avant un débordement du moi, mystérieusement ouvert à l’Autre jusqu’au sacrifice, on peut à nouveau se demander si son réquisitoire contre le Sacré ne dissimulerait pas quelque proximité inavouée"((pp.406-407).

Cette réflexion sur le sacrifice entraîne une réflexion sur le sacrifice paradigmatique dans le judaïsme, celui d’Isaac, sur l’interprétation duquel il s’oppose à Kierkegaard, qui dans Crainte et tremblement, fait du geste d’Abraham le dépassement de l’éthique((Signalons au passage que l’auteur est un spécialiste de Kierkegaard auquel il a consacré plusieurs ouvrages.)). L’auteur propose néanmoins une analyse subtile d’une secrète ou plutôt discrète concordance entre ces deux auteurs sur un certain nombre de points, en particulier sur l’idée que tous deux chercheraient initialement à sauvegarder le moi en lui trouvant un abri, un repli, mais qu’au fur et à mesure de l’évolution de leur pensée ils deviendraient plus intransigeants et plus critiques à l’égard de ce moi accusé d’ "accommodement coupable avec la mondanité"   . Si Levinas trouve dans Kierkegaard le penseur du Tout Autre et celui qui a introduit "dans la philosophie une modalité inédite de la vérité : vérité persécutée ou souffrante qui atteste la transcendance par son incognito, trop humble pour entrer dans la phénoménalité triomphante de l’être"   , il voit également en lui celui qui se soucie de lui, comme un Dasein cherchant un tête-à-tête avec Dieu et confirmant le primat du Même sur l’autre. D. Brezis montre bien à quelles conditions on peut rapprocher les deux penseurs et les limites de ce rapprochement. Il observe un parallèle entre les deux perspectives dans l’indication de "la démesure de l’infini"   , dans un basculement : la jouissance et l’intériorité apparaissent dans une certaine mesure d’abord comme un droit légitime avant de devenir chez les deux penseurs un obstacle à l’attitude à laquelle nous enjoint la transcendance. Ce que l’auteur résume ainsi : "les deux pensées sont travaillées par la même question fatidique : dans quelle mesure il est légitime de concilier jouissance du monde et assignation sacrificielle à l’Autre ?"   . Mais des différences, bien sûr, demeurent : alors que Kierkegaard incite à l’action, Levinas exhorte à la passivité   .

Dès lors il devient capital aux yeux de l’auteur d’examiner et que questionner le rapport entre la Passion du sujet et le judaïsme et le christianisme. Effectivement, l’urgence caractéristique de la réponse du sujet pour Levinas ainsi que sa dimension de "sans réserve" semblent au premier abord plus proches de l’eschatologie chrétienne que de la patience juive qui dénonce tout volontarisme messianique   . L’auteur expose un certain nombre de résonnances chrétiennes – voire christiques – dans la pensée de Levinas : le visage   , la kénose   , la "réversibilité du temps introduite par le pardon"   . Il montre également que Levinas met en rapport très tôt dans son cheminement intellectuel la Passion d’Israël qu’est la Shoah, la figure prophétique du Serviteur Souffrant et le Christ, comme "fils de Dieu", même si la prise en charge de la souffrance de l’autre est d’abord un appel à la vigilance de l’autre et n’a pas de fonction expiatoire, comme le soutient une certaine tradition. Enfin, l’auteur relève que Levinas admet expressément l’origine chrétienne du concept de substitution qu’il utilise à partir d’autrement qu’être et qu’il prend soi de distinguer de toute forme de sacrifice expiatoire((En précision de son analyse sur ce thème, D. Brezis propose un examen attentif du débat que mène Levinas avec Claudel((p.276-288)) en particulier dans Difficile Liberté.)). Sa proximité avouée et avérée avec le christianisme, l’auteur questionne le lien entre le messianisme au sein du judaïsme traditionnel, et l’usage qu’en fait Levinas. Contre une interprétation qui ferait du messianisme une eschatologie historique, Levinas prône un messianisme qui a son lieu propre dans l’éthique et qui est arraché à l’histoire.

Le dernier chapitre du livre reprend comme pour en faire un bilan et approfondir en même temps l’analyse la question du rapport à l’autre chez Derrida et Levinas avec travers la lecture qu’ils pourraient faire chacun d’un passage de la Genèse : les précautions et les craintes de Jacob qui s’apprête à revoir son frère auquel il a dérobé jadis son droit d’aînesse et la bénédiction paternelle qui lui revenait ; cela permet de mettre en parallèle leur démarche philosophique et souligner leur différence. L’auteur remarque en effet que "si la lecture selon Levinas souligne la dimension sacrificielle de l’approche de l’Autre, la lecture selon Derrida met plutôt en avant les mécanismes de défense du moi face à la menace d’une exposition sans limite à autrui"   .

Sur le plan de la méthodique, l’auteur, désireux de s’écarter de la dichotomie entre ceux qui lisent le parcours levinassien comme une continuité sur laquelle se greffent des ruptures, des approfondissements – lecture que Levinas propose lui-même de son œuvre – et ceux qui partagent son œuvre en segments qui tendent à se contredire, l’auteur donc, adopte une méthode personnelle qui consiste à lire Levinas contre lui-même, en s’inspirant de la forme du Talmud, qui "prévient toute fixation idolatrique"   . Aussi, plus concrètement, D. Brezis décide de se frayer un chemin dans la pensée levinassienne avec pour boussole cette exigence : "ne pas statufier sa pensée en la moulant dans une forme canonique ou dogmatique, la suivre bien plutôt dans la pluralité de ses versions ou versants contradictoires, c’est la condition première pour la garder vivante"   .

L’ouvrage est riche de citations précises, de justifications claires et rigoureuses et il faut se réjouir de ce souci d’une argumentation qui ne fait pas l’économie des détours de la pensée de Levinas pour en mettre au jour les paradoxes et les perspectives les plus originales. La présentation du rapport à Derrida et à Kierkegaard est fort féconde et l’ensemble témoigne d’une qualité d’analyse remarquable