Antoine Schnapper étudie à la fois l’intérieur des cabinets de curiosités, mais également ceux que l’on nomme, sans péjoration, les Curieux.

Que veut dire être collectionneur ? Quel est le sens à donner à cet amas de choses parfois des plus banales, parfois de très grande valeur ? En 1978, Pomian affirmait que ces objets “naturels ou artificiels” n’étaient que des “sémiophores” renvoyant à la réalité invisible “dont ils sont les signes”. “Deux catégories, écrit Antoine Schnapper, l’auteur de cette passionnante étude, prennent une place de premier plan au côté des œuvres d’art : les antiquités et les objets exotiques” trouvés ici ou là, dans un monde en pleine mutation depuis la Renaissance et admirés par ceux qui les amassent, les curieux.

Le titre de l’ouvrage est détonant : Le géant, la licorne et la tulipe. Les cabinets de curiosités en France au XVIIe siècle. Sa longueur et sa première partie sibylline peuvent dérouter le lecteur, mais à y regarder de plus près, l’auteur ne fait finalement que reprendre les catégories qu’il développera en cinq grandes parties.

La première, intitulée “La pierre d’aigle et la rose de Jéricho”, s’intéresse non seulement aux pierres (qu’elles soient précieuses ou non) ou à ce qui y ressemble : les fossiles, le corail, l’ambre ou les glossopètres, puis aux plantes que le collectionneur répertorie dans son herbier ou dans son droguier et que le curieux tente d’acclimater afin d’en tirer profit visuellement, olfactivement ou gustativement. De la terre aux plantes, il n’y a qu’un pas, et le jardin, qui associe les deux éléments, devient un “heureux complément à la bibliothèque”. On pense alors à l’antique conception du locus amoenus, popularisée par Cicéron et encore en vogue aux XVIe et XVIIe siècles.

Le deuxième chapitre s’intéresse aux “singularités du monde animal” dont le classement s’est opéré dès le XVIe siècle : tentés par l’ordre alphabétique, les curieux se tournent progressivement vers le classement par “familles ou ordres, fondés sur la forme, la taille, parfois le squelette des animaux”. D’histoires en anecdotes (François Ier aurait toujours porté sur lui, d’après Belon, un “fragment de momie mêlé à de la rhubarbe, en cas de blessure”), l’auteur nous fait entrer de plain-pied dans les croyances des curieux qui attribuent au monde animal d’innombrables vertus et autres pouvoirs. Ainsi passe-t-on des reptiles aux basilics, des oiseaux à l’alcyon, des insectes aux dragons et autres hydres. “Ces objets exotiques, écrit Antoine Schnapper, comme les animaux et les plantes, sont un ornement obligé des cabinets de curiosités.” Et plus loin d’ajouter : “C’est la virtuosité, la capacité de l’homme à rivaliser avec les inventions de la nature, qui fait rassembler dans les cabinets curieux toutes sortes d’inventions piquantes ou des chefs-d’œuvre des métiers.”

Ainsi s’ouvre la troisième partie consacrée aux “bijoux savants”. L’universitaire s’intéresse dans ces quelques pages aux objets d’art que les curieux conservent précieusement dans leur cabinet. On découvrira ainsi que l’Antiquité occupe une place prépondérante. Tout ce qui s’y réfère, s’y attache, devient une curiosité à garder, à étudier, voire à vénérer. “De fait, écrit l’auteur, c’est l’Antiquité tout entière qui revit et il suffit qu’un objet soit antique pour être digne d’intérêt.” Dès lors, les bibliothèques où l’on recueille livres rares à sujet antique se développent ; les galeries de portraits des hommes de lettres et autres illustres hommes en tapissent les murs et constituent un véritable décor, à ce point que cette mode gagne tout le territoire français sous le règne et l’impulsion de Henri IV qui fait décorer le Louvre de portraits et d’images à l’instar de cette galerie de portraits historiques du château de Beauregard   . Ces derniers “ont symbolisé, conclut Antoine Schnapper, une conception politique et personnelle de l’histoire, qui doit tout aux grands hommes, souverains ou pontifes, capitaines ou jurisconsultes. […] Ils ont en même temps témoigné du passé de l’homme et encouragé de leur présence muette le labeur de l’érudit”.

Un autre objet fascine les curieux : les médailles. En effet, elles sont justement l’intermédiaire “entre la sphère de l’art et celle de l’histoire”. Quatre types de médailles seront alors étudiés : les jetons et les médailles modernes, les médailles antiques, les médailles impériales et enfin les médailles d’Othon (celles en bronze), objet précieux et rare puisque Othon “n’a régné que trois mois, en 69”. Après les médailles, on s’intéresse aux pierres gravées (les intailles et autres camées tant prisées à la Renaissance) et aux antiquités égyptiennes qui fascinent tout autant les curieux (vases, sarcophages, statuettes). Ainsi se terminent les chapitres consacrés aux objets accumulés par les curieux dans leurs cabinets. Naturalia et artificialia sont donc légion dans ces “cavernes obscures” où collectionneurs et curieux   gardent avec passion leurs trouvailles. Cette accumulation de choses constitue alors de véritables encyclopédies qui ne restaient le plus souvent que virtuelles. En effet, comme l’affirme l’auteur : “On leur a souvent reproché la distance entre leur énorme érudition et la maigreur de leurs publications.” Il faudra alors attendre un Bernard de Montfaucon (1655-1741), père de l’archéologie, et son célèbre livre, L’Antiquité expliquée et représentée en figures, pour mettre en forme cette érudition. Les deux derniers chapitres vont donc s’intéresser non plus aux “choses”, mais aux êtres, aux curieux et à leurs cabinets.

Le chapitre IV, “Curieux d’histoire et d’histoire naturelle. I. 1594-1660”, s’ouvre sur un constat bien négatif. En effet, après François Ier, qui s’intéressait véritablement aux curiosités naturelles et artificielles, une “carence royale” apparaît. Charles IX et Henri III s’intéressaient eux aussi aux “curiositez”, mais progressivement leurs cabinets se sont fait dépouiller : “Que ce soit à Fontainebleau ou à Paris, écrit l’auteur, le Cabinet royal s’était bien ‘évanouy’, pour reprendre le mot employé à propos de la collection de Catherine de Médicis.” Et ce n’est pas Henri IV qui arrangea les choses, puisque lui-même n’était pas un “collectionneur de singularités”. Plus tard, une tentative de “renaissance” par Richelieu et par Sublet de Noyers fut engagée, dès 1638. Et l’on sait que la mission première de Chantelou, en 1640, envoyé à Rome, était de convaincre des artistes d’immigrer en France (Poussin, Dusquesnoy, Sacchi), mais sur place il devait non seulement acheter peintures et sculptures, mais aussi faire des “creux” (des moulages) des plus bas-reliefs antiques pour en tirer des bronzes utiles à la décoration des maisons royales. Mais tout cela pour qui ? Pour le roi ou pour Richelieu lui-même ? La question fait encore débat. Quoi qu’il en soit, à la mort du Cardinal et de Louis XIII, Gaston d’Orléans put puiser dans les richesses antiques de ses prédécesseurs et il n’est plus à douter de son “penchant” pour les curiosités car l’on sait maintenant qu’il possédait un cabinet à Blois.

L’aristocratie et la “Robe” étaient aussi friands de curiosités et aimaient recueillir livres et autres médailles pour leur propre compte. À l’instar de Loménie de Brienne qui fut, en cette période de sérénité, l’un des plus grands collectionneurs et amateur de peinture à côté de Séguin et de Charles Patin dont il encouragea les publications. Les érudits, de province ou de Paris, développèrent aussi le goût pour les bibliothèques et les beaux livres ainsi que les manuscrits et autres antiquités. À cette période, il ne faudrait pas oublier les apothicaires et les médecins qui constituaient, de façon certes moins visible, des collections de curiosités. “Instruits, écrit Antoine Schnapper, ils connaissent le latin, voire le grec. L’exercice de leur métier les oblige à connaître les innombrables corps qui entrent dans la matière médicale : il n’est guère de plante ou d’animaux dont on ne puisse tirer parti.” Le médecin Pierre Borel (1620-1671) est l’un des meilleurs représentants dans ce milieu de collectionneurs, car son “cabinet reste assez bien connu, grâce au catalogue sommaire qu’il a dressé”.

Le dernier chapitre se focalise sur le temps de Louis XIV (1660-1715). Le critique montre qu’il n’y a pas de cassure franche dans l’histoire de la curiosité française. Grâce à des érudits comme Loménie de Brienne ou Séguin, dont l’activité se poursuit au-delà de 1660, la continuité entre les deux règnes se fait sans anicroches. Bien au contraire, puisque la royauté va s’intéresser de plus en plus et progressivement à d’autres domaines que les choses curieuses à proprement parler, celles que l’on a vues dans les premiers chapitres du livre. En effet : “Il semble que le demi-siècle du règne personnel de Louis XIV marque dans notre domaine une certaine évolution par rapport à la période précédente : l’association histoire-histoire naturelle, toujours fréquente, cesse progressivement d’être la règle, les cabinets encyclopédiques, qui se maintiennent jusqu’au milieu du XVIIIe siècle au moins, devenant moins nombreux. Chez les amateurs d’histoire, la place du passé national s’accroît fortement  .

On ne craint plus d’exclure des cabinets les “antiquités gréco-romaines” et les “curiosités naturelles”, ce qui aurait été inconcevable au début du XVIIe siècle (il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour qu’elles reviennent sur le devant la scène). Sous le règne de Louis XIV fleurissent aussi les publications spécialisées, sous forme de livres ou de brochures, destinés à un public élargi, ce qui est tout à fait nouveau. Si ces curiosités paraissent moins intéresser les érudits, il n’en est pas de même des médailles qui, paradoxalement, bénéficient d’un nouvel élan d’intérêt et “la mode des médailles touche le roi et la cour et, par conséquent, posséder un médaillier devient une marque de distinction plus évidente qu’au temps de Louis XIII”.

Pour étayer cette nouveauté et ce renouvellement des cabinets de curiosités et plus spécifiquement l’attrait pour les médailles, Antoine Schnapper prend le parti de nous l’expliquer via la traversée de la France en s’arrêtant dans de grandes régions françaises. Ainsi de la Provence à Lyon, en passant par le Languedoc, la Bourgogne et la Franche-Comté, nous fait-il visiter des cabinets plus ou moins connus comme celui de Jean-Marie de La Mure passionné par l’histoire locale, celle du Roannais, de Lyon ou de Forez.

Ensuite, il nous propose plusieurs biographies de curieux au temps de Louis XIV : Jean Foy Vaillant (1632-1706), médecin numismate qui s’est intéressé dès 1674 aux médailles consulaires, impériales, des colonies latines et grecques, mais aussi aux médailles, mal connues, des monarchies hellénistiques. À propos de toutes ces pièces, Vaillant publia de nombreux ouvrages. Charles-César Baudelot de Dairval (1648-1722) fut un avocat, peu connu, mais qui publia en son temps un important volume, De l’utilité des voyages (1686), dans lequel il nous introduit à la connaissance des “petites antiquités”, et notamment des pierres gravées. Louis-Nicolas Foucquet (1654-1705), fils du surintendant, était un collectionneur reconnu de médailles antiques et modernes. François de Camps, dit l’abbé de Camps (1643-1723) était non seulement collectionneur de médailles (notamment celles du Moyen Âge) mais aussi historien et amateur de tableaux. Michel Bégon (1638-1710) est un curieux connu, amateur de médailles d’or et féru d’histoire antique et moderne. Nicolas Boucot collectionnait des figures de bronze, des émaux de Limoges, des faïences de Fontainebleau et d’Italie, des objets de cristal et de pierre dure ainsi que de nombreux tableaux.

S’approchant davantage des curieux du début du XVIIe siècle, l’on retrouve dans son cabinet des objets hétéroclites : des bézoards, des oiseaux exotiques, des crocodiles, des pierres d’aimants… Roger de Gaignières (1642-1675) était un collectionneur et un amateur de portraits et des manuscrits du Moyen Âge (dont trois du Roman de la rose). Nicolas-Jospeh Foucault (1643-1721) fut plutôt un mécène (il protégea La Fage) qui s’intéressait aussi aux curiosités. Ce fut lui, entre autres, qui procura des manuscrits à Colbert pour la Bibliothèque royale. Enfin, J. Pitton de Tournefort (1656-1708), naturaliste et professeur de botanique au Jardin royal des plantes, fut un collectionneur aguerri de coquilles, d’animaux en tous genres et de plantes.

Ainsi se termine le riche ouvrage d’Antoine Schnapper, Le géant, la licorne et la tulipe. Les cabinets de curiosités en France au XVIIIe siècle. Grâce à cette réédition et à ces quelques 768 pages, nous avons pu découvrir ce que furent les cabinets de curiosités non seulement par les objets qui les constituaient mais également par les curieux eux-mêmes qu’ils fussent lettrés, officiers, robins, médecins ou érudits. Tout au long de ce siècle se sont constituées des collections dans un premier temps assez virtuelles pour devenir au fur et à mesure des collections de choses, d’objets palpables (les médailles et les pierres gravées étant à la fin du siècle les curiosités les plus en vogue). Si les premiers chapitres sont absolument passionnants, les deux derniers sont un peu plus biographiques et pourraient facilement être réduits à leur strict minimum d’autant plus qu’Antoine Schnapper dresse la plupart des portraits de ces grands curieux au fil de son analyse. Quoi qu’il en soit ce livre est une mine pour celui qui veut se faire… curieux.