Le talent de Régis Debray mis au service d’une critique littéraire qui, après avoir perdu son magistère, ne sait plus quel est son objet.

Un écrivain, fût-il d’occasion, ainsi que se nomme Régis Debray, doit-il attendre des occasions pour écrire ? Et qui les lui fournit ? En tout cas, il semble bien qu’il soit sollicité souvent de répondre à des questions saugrenues quoiqu’inévitables. La très vieille question : “À quoi sert la littérature ?”, comme on le sait, revient fréquemment sur le tapis, dans les conversations mondaines. Debray la tranche d’emblée : “Admettons gaiement le fait que la lutte avec et pour les mots ne sert pas plus la vérité que la justice”. Fort de cette réponse, il peut alors se caler sur un parti pris : celui du libre jeu de l’écriture à la première personne. Mais il est d’autres questions dont on peut se sortir moins bien. Et d’ailleurs, en ne les évitant pas, sort-on vraiment des milieux littéraires mondains (et des conversations entreprises dans le Lubéron, évoqué au moins une fois, au passage, par métonymie) ? Ce n’est pas certain.

Le bandeau que porte l’ouvrage, en librairie, laisse perplexe : “Hommage à la France littéraire” ? On n’entendra donc pas par là qu’il est nécessairement question, dans l’ouvrage, de littérature. Plutôt de la France et d’une France spécifique, celle du “littéraire”, celle que l’on a repris l’habitude récemment de nommer la “République des Lettres” (d’ancienne mémoire). Plutôt donc des personnes ou des personnages, avant les œuvres. Davantage même, des polémiques entre auteurs, dont on n’a pas expressément vu les pièces, par exemple   . C’est bien ainsi que s’ouvre le volume, sur une longue diatribe concernant l’“homme de lettres français”, le “littérateur dans le vent”, l’“industrieux du terroir”, “l’avant-gardiste soucieux de ne manquer aucun train”, en un mot Philippe Sollers, dont les œuvres ne sont pourtant pas étudiées. Ainsi, c’est l’institution littéraire qui vient en avant – liste d’amis et d’ennemis à la clé –, gommant au passage le texte littéraire.

Cet ouvrage, dans lequel se règlent de petits litiges confraternels (au singulier dans le texte, à propos de Jean Clair, raison pour laquelle nous ne mettons pas de guillemets), est ainsi constitué d’articles, préfaces, interventions, conférences recueillis en fonction d’un projet : placer des témoins littéraires avérés en écho de notre temps ou en “reflet d’incendie”. Et plus encore, en fonction d’une situation, celle de la génération à laquelle l’auteur appartient, et à laquelle il assigne la position du “débiteur indélicat qui ne se pardonne pas de n’avoir pas payé sa dette” aux générations précédentes du train de l’histoire. Il confesse simultanément qu’à tort ou à raison “beaucoup ressentent ce qu’il y a d’injuste ou de frivole ou de fallacieux ou d’insipide, bref d’inexcusable dans le fait d’avoir poussés, roses et grassouillets, dans la serre des Trente Glorieuses”. Gageons que tous ne se retrouveront pas dans ce portrait de la génération Debray.

Si apparemment Debray ne cherche pas à élaborer une théorie littéraire à partir de laquelle vagabonder comme il le fait chez les “grands” auteurs, en réalité toute l’écriture qu’il fait sienne trahit une conception de la littérature conçue à la fois contre les formes de la dernière génération des modernes, et à l’encontre des formalistes. Cette conception de la littérature, qui s’énonce parfois vulgairement comme guerre contre la “linguisterie” ou les “sociologismes”, est doublée d’une conception politique du monde nostalgique et désespérée, celle “d’un monde en voie de disparition, celui des humanités où s’abreuvait la culture générale d’antan, et qui faisait comme un sang commun”.

Conception crépusculaire de la culture, sans aucun doute ! Mais aussi conception de la mission du critique consistant à dessiner pour les autres le Panthéon de ce à quoi ils doivent adhérer s’ils veulent survivre dans le monde de Facebook, Google et des grandes surfaces.

À dire vrai, l’ouvrage construit très exactement une topologie de la résistance aux aventures contemporaines. Et simultanément, il met au jour les règles d’un jeu qui est précisément celui auquel se plie la scène mondaine de la littérature et de la critique littéraire : faconde spécifique, euphémisation, respect borné des hiérarchies, reconnaissance professionnelle, connivences avec les personnalités célébrées, affichage d’un magistère lettré étalonné à l’aune des publications. Debray a beau vouloir dénoncer les limites de la graphosphère mondaine, il ne cesse de se rendre disponible à sa reproduction, parlant aussi plus souvent de lui que de ceux dont il commente les œuvres.

On aurait pu penser que Debray, comme les grands spectateurs qui incarnent les figures du siècle, s’attache ainsi à nous offrir la figure d’un grand lecteur et une véritable théorie de la lecture pour temps désespérés. D’autant qu’en commentant le vingtième anniversaire de sa mort, il prête à Michel Foucault ce qu’il ne réalise pas tout à fait ici : montrer le lecteur passionné qu’il fut. Nous n’en avons que l’écume.

Georges Pérec avait, en son temps, appelé les critiques à donner corps, autant que possible, à une posturologie. Debray avait les moyens d’en élaborer une, une posturologie de la lecture, échappant aux formules convenues. Il a préféré s’enfermer dans l’“honneur de camper en fieffé réac” selon l’expression qu’il applique à Jean Clair, mais qu’il se réattribue aussitôt. Le prix à payer : des expressions à l’emporte-pièce, des considérations rapides, des jugements sans ouverture. Certes, il est possible de croire que la poésie surréaliste de Breton constitue la “dernière poésie mondiale de langue française”, mais à relire ce propos de 2003 en 2013, on se demande encore ce qu’il reste de la critique quand elle n’arrive pas à dépasser son temps.

Les limites de l’exercice proposé étant fixées, puisons dans les thèmes d’“occasion” (Michel Foucault, André Breton, Philippe Lejeune, Jean Daniel, Jean Lacouture, le théâtre, Romain Gary, Jean-Paul Sartre, Gilles Perrault, Marc Fumaroli, Jorge Semprun, Julien Gracq, de Gaulle, André Malraux, Pierre Nora) quelques éléments significatifs de la conception du monde de Debray. Ayant rappelé l’objet de quelques ouvrages précédents, notamment les recherches de critique de la raison politique – focalisées sur l’inconscient politique, ou l’effet individuel, intériorisé, d’une structure d’organisation collective qui oblige l’individu à délirer, à se combler d’absence ou de fantasme –, l’auteur revient plus souvent sur ses thématiques du jour : le spectacle, les médias, le théâtre…

Sur ce dernier point, voici l’essentiel. Le spectacle est devenu un enjeu de civilisation. Car nous sommes passés en quelques années de la représentation théâtrale à l’affect fusionnel. Le théâtre, manifestement vénéré par lui, est caractérisé par le dédoublement entre une salle et la scène, condition d’une distance et d’un accès au symbolique, qui permet de faire émerger du sens et d’extraire le spectateur de la barbarie. Ce qui intéresse Debray, depuis longtemps, c’est le maintien de la coupure sémiotique qui règle tout dispositif de représentation. L’auteur n’est pas son personnage, l’État n’est pas la société civile… Cette séparation, à ses yeux, ne frustre pas, comme le croyait naguère Guy Debord. Elle libère. En revanche, la société actuelle, vouée au happening permanent, asservit. Elle nous voue aux contagions passionnelles, aux virulences virales, aux charismes hystériques. L’afflux des images ne nous livre pas le flux du réel. Au contraire, il nous noie, nous perd dans la performance du direct. Le passage désormais d’un dispositif de projection à un dispositif de diffusion, de l’œuvre en différé au document en temps réel marque l’avènement de la vidéosphère, où l’image devient un liquide amniotique. Cette société n’ordonne plus le regard, ne réserve plus à chacun sa place, ne met pas en scène son ordre propre. Le passeur silencieux du message devient le message à faire passer. Le médiateur fait écran. La construction de soi l’emporte sur l’édifice à construire en commun.

On reconnaît là les thèmes de la médiologie   . Et l’auteur de reproduire les oppositions qu’il a décelées dans le couple d’opposés : théâtre/télévision ou représentation/flux d’images. Les oppositions sont celles-ci : lenteur/zapping, concentration/distraction, difficile d’accès/facilité, payant/gratuit, élitisme/masse, national/mondial… Certes, ces couplages mériteraient d’être discutés, mais si le lecteur ne les connaît pas, il est bon de lui signaler qu’il peut les retrouver ici, en synthèse.

Et l’auteur de répertorier, de manière ironique, les griefs que les “jeunes” font (!) désormais au théâtre : il faut “sortir”, “réserver” sa place, “applaudir”… Toute une panoplie dont l’auteur reconnaît volontiers qu’elle le renvoie à son expérience de classe, très parisienne et datée   .

D’un mot pour finir. Ces modernes catacombes semblent devoir beaucoup à un certain Chateaubriand. Elles lui doivent d’abord le titre de l’ouvrage. Elles lui doivent, sans doute, une certaine nostalgie. Mais l’identité d’un sentiment ne renvoie pas à l’identité des causes. Il y avait, certes, chez Chateaubriand, un certain rapport à entretenir avec l’Empire. Le parallèle avec le rapport entre l’ère de Gaulle et la posture de Debray est tout de même un peu osé. Les directeurs du goût public se sont laissés enfermer dans une conception crépusculaire de la culture pour d’autres raisons, qui tournent autour de leur magistère déchu