Subversion, propagande ou indifférence. Quelle est la nature et l'évolution des relations entre l'art et le pouvoir ?

Depuis 1998, les éditions Klincksieck publient les contributions du Séminaire Interarts de Paris. Cette année, c’est la relation problématique entre l’art et le pouvoir qui est interrogée. Cette association universitaire entre le Laboratoire d’esthétique théorique et appliquée, le Centre de Recherches en Arts visuels de Paris I, le Centre de Recherches sur les Images et leurs Relations (Paris III) et l’Observatoire Musical Français de Paris IV, sous la direction de Marc Jimenez, expose la multiplicité des enjeux autour de la grande problématique des capacités de l’art à servir ou à fuir l’autorité prise dans ses acceptations politiques, économiques et/ou institutionnelles.


L’engagement artistique aujourd’hui : le temps des désillusions et du renoncement

Marc Jimenez remarque d’abord que le consensus culturel de la dernière décennie révèle une collusion entre l’art et le système économique, politique et technicien dont il fait finalement la promotion. La soumission des artistes au management international frappe l’art "d’impouvoir" et le soumet aux impératifs de la distraction et du ludique qui caractérisent le consumérisme capitaliste triomphant. La même orientation critique fait dire à Claude Amey que le pouvoir de l’art contemporain n’est rien comparé à celui des médias audiovisuels. L’auteur explique que la reproduction à l’infini de l’objet permise par l’ère industrielle réduit l’art à "un processus de production distractif", si bien que le pouvoir artistique, bien loin de ses origines subversives, se réduit à un compromis entre la production de masse et la consommation généralisée. Au service du goût le plus étendu, les médias organisent en amont une production dont la dimension esthétique vise le "consensus". L’invention et l’entretien d’une culture populaire conduit à l’indifférenciation des produits esthétiques où Mozart et le rock cohabitent indistinctement.

Valérie Arrault engage le lecteur dans une perspective tout aussi révélatrice et dénonciatrice lorsqu’elle démontre que la prétention des expositions à valoriser l’art non occidental, c'est-à-dire essentiellement africain et asiatique, répond en réalité à tout un système de normes euro-étatsuniennes qui, sous couvert d’ouverture culturelle, opère une sélection des œuvres d’art en fonction de critères propres à l’Occident. Les musées, les entreprises, les écoles et les collectivités territoriales se trouvent être les agents d’un occidentalo-centrisme non avoué. Cette inféodation à l’Occident des artistes africains ou asiatiques en quête de reconnaissance internationale engendre logiquement une homogénéisation des styles et un renforcement de "l’œcuménisme stylistique international". Ce n’est sans doute pas un hasard si cette observation vaut en particulier pour l’Inde et la Chine qui rejoignent à grands pas la mondialisation. Valérie Arrault va jusqu’à conclure à une instrumentalisation de l’art au bénéfice de la "tentaculaire industrie culturelle occidentale".


L’image animée et la photographie : une survivance de l’engagement politique de l’art ?

Certaines contributions, comme celle de Catherine Berthet-Cahuzac, de Daniel Serceau et de Natacha Thiéry, s’attachent à rappeler à quel point le cinéma se présente comme l’une des formes d’art les plus engagées car autorisant la mise en scène dénonciatrice de la violence des rapports humains. Le monde du latifundio de Marco Camus (à partir du roman de Delibes, Les Saints-Innocents),  le manifeste pacifiste qu’est la Grande Illusion de Renoir ou encore le Edvard Munch de Watkins, qui rappelle que l’art de création répond à une logique subversive, laissent croire au pouvoir de l’art cinématographique. Mais les auteurs s’emploient à relativiser l’influence de cette expression artistique qui n’a finalement pas de prise sur le cours des événements. L’esthétique vidéographique étudiée par Ophélie Hernandez semble offrir d’autres perspectives en dehors de sa récupération par le cinéma qualifiée de "risquée". L’image vidéo, indépendamment de son usage par les amateurs, ouvre un nouveau champ de recherche, d’expérimentations, d’innovations et de réflexion mais dans un contexte où l’image affiche prétentieusement sa vocation pornographique à tout montrer, à tout envahir, survalorisant ainsi le document amateur. Par ailleurs, François Soulages, montre à quel point l’art photographique s’inscrit aujourd’hui dans une société régie par l’impératif de la communication à tout prix qui impose ses lois à la photographie par l’intermédiaire notamment de la publicité, du reportage et du témoignage. La logique communicationnelle s’empare aujourd’hui de la vocation esthétique de la photographie.


D’autres contextes historiques plus favorables à la politisation de l’art ?

Quelques chercheurs ont davantage fait le choix d’ancrer leur réflexion sur le terrain historique. Ainsi, Jean-Marc Lachaud prend le soin d’évoquer les acteurs du débat qui au XXe siècle a opposé  ceux qui prônaient la politisation de l’art (tels que Walter Benjamin) et ceux qui s’opposaient à son utilité politique (comme T. W. Adorno). L’auteur revient sur cette idée trop simple selon laquelle Lénine et le pouvoir bolchevik auraient spontanément réussi à établir un lien fort entre eux et l’avant-garde artistique. Or, il nous est rappelé que, suite à la Révolution de 1917, les jeunes artistes voulaient faire table rase du passé artistique de la Russie alors que le nouveau gouvernement décrétait la protection et la restauration du patrimoine ancien. Le scepticisme de Lénine à l’égard de l’art nouveau des années 1920 n’empêche pas l’intense expérimentation artistique appuyée par la mise en place d’un dispositif de propagande construit sur les compositions géométriques de Lissitzky ou des projets architecturaux de Tatline, basés sur les photomontages productivistes de Rodtchenko et les films d’Eisenstein.  M. Lachaud établit un parallèle entre cette période d’effervescence à laquelle le stalinisme va mettre fin et le contexte des années 1960-70 marqué par un fort retour du militantisme auquel les différentes formes d’art participent. Enfin, l’auteur attribue à l’art des années 1990 une dimension politique qualifiée de "pessimiste" à travers la dénonciation de la marchandisation du corps humain, de l’exclusion et de l’assujettissement culturel.

Une autre approche historique nous est fournie par Florent Perrier  dans son analyse du statut de l’artiste dans l’œuvre  de Saint-Simon. Appelé à figurer l’avant-garde, l’artiste ouvre la voie à l’émancipation du peuple dont il devient un guide. Il contribue donc, d’après Saint-Simon, à construire un paradis terrestre. Avec la science et l’industrie, l’art oriente l’humanité vers la conscience de son progrès ; il la libère de l’oppression et de l’inertie.

Dans un registre privilégiant l’approche littéraire, Sébastien Rongier s’interroge sur l’évolution de l’usage du mot "peuple" pour aboutir à la place que ce concept occupe dans l’œuvre de l’écrivain François Bon. Carole Talon-Hugon, quant à elle, repère dans les mouvements littéraires du XIXe siècle la volonté de remplir une fonction politique agissante. L’évocation d’écrivains engagés comme Hugo (à l’inverse des Goncourt qui défendent une image apolitique de l’écriture) ou comme le cercle de Mamontov en Russie (rassemblant Dostoïevski, Tolstoï, Tourgueniev, Moussorgski, Borodine, Rimsky-Korsakov) montre la prétention de la littérature et de la musique à aider le politique. Inversement, le pouvoir peut également exiger des artistes une contribution sans condition à l’édification d’une dictature au service d’un chef comme le souligne Philippe Tancelin. Celui-ci insiste à la fois sur cette ambition du chef à se confondre avec l’artiste créateur et sur la poésie qui apparaît dès lors comme l’une des formes de résistance les plus élaborées.

 
Ce volume se présente donc comme le résultat intéressant d’une réflexion pluridisciplinaire sur les relations entre les différentes formes d’art et de pouvoir. Il privilégie une approche contemporaine  de la création artistique, et en particulier de l’image, dans ses rapports complexes et multiples avec l’autorité politique. On ne peut que regretter la quasi absence de la musique au débat (Danièle Pistone figurant au comité de lecture) ainsi que cette tendance à soutenir toute démonstration à l’aide d’un vocabulaire très spécialisé et peu accessible.