Les meilleurs discours d’un écrivain qui détestait en faire.

Je ne suis pas ici pour faire un discours   recueille les discours que l’auteur de Cent Ans de solitude a prononcés entre 1944 et 2007, et ce malgré lui qui n’en avait, à vrai dire, ni l’envie ni l’habitude. L’ordre chronologique de ce recueil déroule ce à quoi il s’est tenu depuis le début, c’est-à-dire la classe de première. C’est à la page 7 que se lit la phrase du titre − “Je ne suis pas ici pour faire un discours” − comme un anti-titre à la lumière rétrospective de l’ensemble d’un livre à certains égards hilarant, bien qu’abordant des sujets émouvants au sujet du pays natal et du monde dans lequel Gabriel García Márquez s’inscrit douloureusement. Le professionnel du récit, à l’écriture sorcière, témoigne de son talent non seulement à saisir ses lecteurs mais aussi à convaincre ses auditeurs ; celui que le discours embarrasse sait se confronter à son genre avec verve.

C’est sous le signe de l’amitié qu’augure ce discours que l’orateur prononce finalement chaque fois, avouant en 1970 que c’est “contraint et forcé”   qu’il se mit à écrire ; le parallèle est alors tout tracé entre la parole et l’écriture. La note de l’éditeur figurant dans une sorte de postface résume l’esprit dans lequel l’ouvrage, rassemblant vingt et-uns discours, a été conçu en collaboration avec l’auteur lui-même. Le tempérament de ce dernier en ressort nettement lorsqu’il déclare : “J’ai décidé d’écrire une nouvelle, rien que pour clouer le bec à Eduardo Zalamea Borda, mon grand ami”   . Les vicissitudes de la vie et de l’écriture sont mises en avant tout le long. C’est l’aventure qui forme à l’obligation ; dans le discours de 1972 qu’il fait au Venezuela suite à la récompense pour Cent ans de solitude, on lit qu’il s’agit d’“accepter deux choses auxquelles je m’étais juré de ne jamais consentir : recevoir un prix et prononcer un discours”   .

Mais en prononcer, c’est aussi l’occasion de remercier tous ceux qui font vivre la création littéraire ; c’est notamment à la poésie, reine du monde, que certains des discours réservent de belles pages où Pablo Neruda est salué. Mais c’est surtout au continent aimé, vu en regard de l’“hémisphère des riches”   , que le livre de Gabriel García Márquez est dédié : pourquoi l’originalité que l’on accepte sans réserve dans notre littérature est-elle refusée avec tant de suspicion lorsqu’elle concerne nos tentatives si difficiles de changement social ?”   . Le discours du 8 décembre 1982, qu’il lut à Stockholm lorsqu’il reçut le prix Nobel de littérature, en est l’exemple même. Ce fameux discours, adressé à l’Europe et teinté d’un esprit utopique qui voudrait fraterniser pour conjurer la solitude de son pays, parle en effet de “l’actualité fantasmatique de l’Amérique latine, cette immense patrie d’hommes hallucinés et de femmes entrées dans l’histoire, dont l’obstination infinie se confond avec la légende”   . Tel est Garcia Márquez, un “Colombien errant et nostalgique”   .

La provocation est de ton, l’anecdotique l’accompagne avec sérieux ; en 1995, il raconte : “Mon compatriote Augusto Ramírez m’avait déclaré dans l’avion qu’il est facile de se rendre compte que quelqu’un vieillit parce qu’il illustre tout ce qu’il dit avec une anecdote. Si c’est vrai, lui ai-je répondu, alors moi j’étais déjà vieux à ma naissance et tous mes livres sont séniles”   . Ainsi, la défense d’une œuvre confirmée ne va-t-elle pas sans le discours parlé que sa transcription rend avec humour. À cet égard, les mots d’esprit ne manquent pas dans les discours de Gabriel García Márquez. Au sujet d’un tiers, il rapporte : “Il y a quelques temps, à Carthagène, une marchande de fruits m’a crié dans la rue : ‘Tu me dois six mille pesos.’ Elle avait voté par erreur pour un candidat dont elle avait confondu le nom avec le mien. Que pouvais-je faire ? Je lui ai payé ses six mille pesos”   .

L’hommage continuel à la langue – au dieu des mots selon les Mayas – a pour pendant l’idée de la culture, omniprésente dans le livre, comme un rempart contre les aléas malencontreux des politiques impuissantes et contestables ; c’est le sens de l’appel à un nouveau millénaire, à l’imagination créatrice aussi.

Avec les “extravagances de la vie réelle”   , l’artiste survit comme il le peut. Par ses discours, Gabriel García Márquez fait découvrir nombre d’écrivains appartenant aux Amériques. Son livre est salvateur, traversé d’un souffle rafraîchissant qui bouscule tous les engagements au sein d’une planète inégalement mal traitée. Cela va de soi avec l’affirmation première et récurrente du recueil : “Malmenée, dispersée, inachevée et toujours en quête d’une éthique de la vie, l’Amérique latine existe. La preuve ? Nous l’avons établie en deux jours : nous pensons, donc nous existons”   . C’est donc, à plus d’un titre, un livre extrêmement vivant qu’il vient de publier