Le recueil rassemblant les essais de l’intellectuel américano-palestinien Edward Wadie Said sur les dernières œuvres des grands créateurs est enfin disponible en français.
Edward W. Said n’a certes pas attendu la fin de sa vie pour s’intéresser aux dernières œuvres des grands créateurs, mais c’est bien pendant les dernières années de son existence, alors qu’il se savait condamné par une leucémie, qu’il y consacra l’essentiel de ses recherches. Après avoir donné un séminaire et des conférences autour du “style tardif” , il entreprit finalement la rédaction d’un recueil centré sur cette thématique qui l’avait toujours passionné et y travailla jusqu’à sa mort, en 2003.
Ainsi, celui qui avait débuté sa carrière par un essai sur les commencements l’acheva de façon (chrono)-logique sur le concept d’œuvre finale. C’est donc la compilation de ces différents travaux, réunis et organisés de façon posthume par l’universitaire américain Michael Wood, que publient pour la première fois en français les éditions Actes Sud. L’ouvrage, préfacé par la veuve de l’intellectuel américano-palestinien et introduit par Michael Wood, est structuré en sept parties. Certains chapitres, avant tout théoriques, reprennent les conférences et articles de Said sur le thème du tardif quand les autres mettent en pratique la théorie développée à travers l’analyse précise des œuvres ultimes de grands créateurs aussi variés que Mozart, Beethoven, Genet, Glenn Gould ou encore Thomas Mann.
C’est en réalité Théodor Adorno qui, le premier, a introduit l’expression et le concept qui donnent au recueil son thème et son titre : le “style tardif”, dans son étude sur les dernières œuvres de Beethoven . Ainsi, ce qu’Adorno mettait déjà en avant dans son bref essai et que Said va brillamment développer à l’aide de nombreux exemples c’est que ce style dit “tardif” présente des caractéristiques bien éloignées de l’image tranquille et sereine qu’on peut traditionnellement associer à la sagesse du grand âge. En effet, on est loin ici de la maturité érigée en modèle de quiétude et de perfection morale qui emplit, par exemple, les dernières œuvres de Sophocle ou de Shakespeare et qu’on pourrait résumer par la fameuse citation du Roi Lear “Ripeness is all” .
Said s’intéresse au contraire aux œuvres tardives qui, loin de marquer une résolution des conflits du passé ou l’apothéose technique et morale d’une œuvre ayant atteint l’harmonie tant cherchée, sont plutôt marquées par l’irrésolution des oppositions essentielles d’une vie ou d’une œuvre. C’est le cas, par exemple, des dernières pièces d’Ibsen, tourmentées et résolument empreintes d’une furie tardive. Cette intranquillité finale et cette absence d’apaisement donnent ainsi au style tardif tel que le dépeint Said une de ses caractéristiques essentielles. Notons qu’ici, l’auteur, en plus d’étayer amplement la théorie ébauchée par Adorno, y ajoute la dimension tragique, qui réside presque toujours dans ces œuvres dernières, et qui n’avait pas été traitée par Adorno.
Un tel sujet pourrait paraître a priori vain quand on sait que les liens entre vie et œuvre ont depuis longtemps été séparés, pour ne juger une œuvre qu’en tant qu’elle-même et non en y cherchant des traces de la biographie de son créateur , mais Said argue dans l’introduction que “du simple fait que nous sommes dotés de conscience, nous nous voyons contraints de penser sans cesse à notre existence et d’en faire quelque chose, la construction de soi constituant l’un des fondements de l’histoire” . Et Said d’employer une métaphore corporelle, médicale, pour évoquer le poids de la chronologie et du temps qui passe : “l’exfoliation graduelle qui se produit à partir d’un commencement” . On comprend que cette image d’élimination des parties mortes superficielles représente ici les éléments qui, au fil des ans, viennent s’effacer et donner un nouveau caractère à la couche originelle.
Pour appuyer sa théorie, Said va chercher ses exemples dans des domaines et des époques très divers de l’art, comme pour signifier que la question transcende les genres et les siècles. Mais les différents essais, par leur variété thématique, sont également l’occasion d’exalter la pluridisciplinarité de l’érudit Said qui, en plus d’être le théoricien de L’Orientalisme que l’on sait fut également critique et théoricien littéraire, professeur de littérature, mais aussi fervent pianiste, passionné de musique classique. Les exemples, aussi différents soient-ils, nous exposent tous à quel point le style tardif suppose une forme d’exil du créateur par rapport à lui-même et un rapport particulier avec le présent, dans lequel il se situe sans pour autant s’y sentir tout à fait à sa place : à la fois dedans et à l’écart. La relation entre l’œuvre tardive et son époque est très largement mise en avant dans ce recueil et l’on voit, par exemple, comme il existe souvent une correspondance entre le corps en crise et la société autour qui change, et l’art avec elle. Car comme le résume l’auteur, “tout style met en jeu en tout premier lieu le rapport qu’entretient l’artiste avec son temps, ou avec la période historique à laquelle il appartient, avec la société et avec ce qui a précédé l’œuvre” .
Et, sur ce point précis, l’ampleur lexicale de l’expression originale lateness s’avère bien plus riche que sa traduction française. En effet, le mot late, utilisé dans les textes de Said, renvoie certes à ce qui est “tardif”, comme le suggère la traduction, mais également à ce qui arrive “en retard” et même, dans une autre acception, ce qui est mort donnant au concept une envergure symbolique bien plus vaste. Cette précision s’avère intéressante dans le rapport du créateur à son époque. Ainsi, lorsqu’il s’agit de qualifier le poète grec Constantin Cavafy (1863-1933), l’adjectif “tardif” peut être compris comme le situant “plus loin”, dans une sorte d’au-delà de l’époque. Car une grande partie du trouble porté par les œuvres tardives réside précisément dans la tension entre cette avance sur leur temps, avec un caractère précurseur, et une certaine situation de retard, puisqu’elles marquent souvent un retour à des styles ou des sujets désuets ou délaissés. On comprend alors comment les œuvres tardives de Beethoven, en partie par leur caractère obscur, annoncent déjà l’esthétique de l’époque moderne. L’exemple des dernières compositions de Richard Strauss permet quant à lui de mettre en avant l’aspect récapitulatif, tourné vers le passé, qu’affichent souvent les œuvres tardives.
L’analyse du Guépard, unique roman, posthume, de l’italien Lampedusa, permet à Said d’évoquer le septième art, par le biais de sa magistrale adaptation cinématographique par Visconti . Dans ces deux variations sur le même thème final, la dégénérescence sociale et la disparition d’un ordre ancien vont de pair avec la déliquescence physique. Ce double exemple illustre bien à lui seul comment la théâtralité du tardif, évoquée par Adorno, côtoie souvent une décadence proche de la sénescence .
Un autre film de Visconti est évoqué dans le recueil, Mort à Venise, mais assez brièvement cette fois, car c’est à la nouvelle originale de Thomas Mann qui l’inspira ainsi qu’à l’opéra de Britten qui en dériva que s’intéresse surtout Said. Dans le cas de l’œuvre de Mann, que Said considère comme tardive alors qu’elle apparaît relativement tôt dans la carrière de l’auteur , on voit bien que les seules marges chronologiques ne suffisent pas à définir et délimiter ce style tardif tant commenté. Ici, par exemple, c’est avant tout le sujet dont elle traite qui en fait une œuvre testamentaire. De même, l’évocation du Cosi fan tutte de Mozart, par sa “légèreté pétillante, exubérante” , permet à Said de montrer que la mort peut être partout dans une œuvre sans se montrer jamais.
C’est ensuite en évoquant Glenn Gould que la question du génie et de ses rapports au tardif est évoquée. L’interprétation des Variations Goldberg par le pianiste canadien marque en effet un stade essentiel dans l’histoire de la virtuosité. Said rappelle que lorsque Gould prit la décision de ne plus se produire en concert, en 1964, pourtant au faîte de sa carrière, c’était, comme il l’a lui-même déclaré, “sa façon à lui de se soustraire précisément au type d’artificialité et à cette distorsion que dénonce Adorno sur un ton si incisif et sarcastique” .
Après avoir longuement glosé sur la musique classique, Said évoque la figure de Jean Genet, dont les dernières œuvres sont parsemées d’images de mort . L’essai sur Genet prend d’ailleurs des allures de digression puisque l’auteur y abandonne pendant quelques pages le thème transversal du recueil pour se faire plus politique et personnel en évoquant l’écrivain français mais également l’homme, qu’il connut et avec lequel il partagea son combat pour la cause palestinienne, sujet qui réunissait les deux hommes.
Finalement, qu’on parle de “style tardif”, de “période automnale”, d’“été indien” ou encore d’écriture testamentaire, tous les cas évoqués, par leur variété et la précision de leur analyse, nous permettent de dresser une théorie assez nette du “tardif” tel que l’entendait Said et de comprendre mieux en quoi il est pertinent de parler d’un “premier Beethoven” ou d’un “dernier Verlaine” pour souligner que le contexte chronologique dit parfois beaucoup de l’œuvre