Douze historiens s’interrogent sur les événements qui ont marqué les années 2011-2012.

Alors que beaucoup estimaient que le 11 septembre 2001 marquait la rupture définitive du XXe siècle, consacrait la fin d’un monde bipolaire et amorçait le "XXIe" siècle comme 1914 avait annoncé le début du XXe, la portée mondiale des événements des années 2011-2012 a permis une reconfiguration de cet énoncé : preuve s’il en est que l’être humain, s’il peut comprendre "son" histoire, ne peut l’écrire complètement.

Cet ouvrage, proposé comme chaque année par les Rendez-vous de l’Histoire de Blois en partenariat avec Le Monde, s’inscrit dans le courant de "l’histoire du temps présent" et propose un exercice que l’auteur de la préface, Jean-Noël Jeanneney, qualifie d’ "intellectuel et civique". Dans chaque chapitre, illustré par la une du journal à la date de l’événement, il s’agit à travers le prisme du regard de l’historien d’évoquer 10 événements qui sont survenus en 2011 et 2012 et de "resituer l’irruption de l’inattendu dans des continuités plus lentes"   .

Les hommes et les femmes ont fréquemment tendance à couper l’histoire en strates et en périodes délimitées par des événementsdes crisesvalant rupture (la chute de Rome, la découverte de Christophe Colomb, la Révolution française). Cette opération, si elle est un peu théorique, a le mérite de souligner les continuités et discontinuités du temps. Mais à l’heure où l’irruption de l’événement est paradoxalement constante et où l’être humain se perd dans l’actualité et ses émotions successives, l’exercice que proposent ces historiens semble non plus nécessaire mais salutaire. Il ne s’agit en aucun cas, dans cet ouvrage, de montrer que l’histoire se répète, mais plutôt qu’il existe "des morceaux d’enchaînement dont les ressemblances frappent"   dans cette "concordance des temps"   et que l’historien, tout comme le journaliste, a bien sa place comme acteur dans la vie de la polis.

Le printemps arabe, le tsunami et le tremblement de terre de Fukushima au Japon, la mort de Ben Laden, "l’affaire DSK", la victoire de la gauche aux élections sénatoriales puis présidentielle françaises, mais aussi la montée en puissance de la Chine, la crise des dettes souveraines, l’affaire Karachi… tous ces épisodes qui ont marqué notre actualité sont étudiés par autant d’historiens (on ne compte qu’une seule historienne et co-auteure parmiles douze auteurs) spécialistes dans leur ‘matière’ : Jean-Noël Jeanneney qui préface le livre, Gisèle et Serge Berstein, Jean-Luc Domenach, Olivier Feiertag, Henry Laurens, Gabriel Martinez-Gros, Robert Muchembled, Maurice Sartre, Pierre-François Souyri, Maurice Vaïsse et Michel Winock.

Il s’agit bien d’une actualité vue à travers un regard français : les historiens sont français et les événements sont ceux qui ont marqué l’esprit des Français. Un Italien aurait sans doute choisi d’évoquer la chute de Berlusconi peut-être avant l’affaire DSK ou l’affaire Karachi. Mais on est frappé par la pluralité thématique des événements : en très peu de temps ont eu lieu des révolutions, une catastrophe naturelle d’une très grande ampleur, une crise économique, de même que des événements tels que la mort de Ben Laden ou la crise de la dette, qui ont bouleversé la géopolitique actuelle.

Michel Winock choisit d’évoquer l’élection du président français de manière très linéaire en commençant par évoquer celle de Louis Napoléon Bonaparte avant de se concentrer sur la Ve République et les affrontements politiques entre la droite et la gauche. Il souligne ainsi la problématique de l’élection du chef d’Etat au suffrage universel, problématique franco-française qui "monarchise" la fonction présidentielle. L’élection de François Hollande, qui a permis une alternance au plus grand profit de la démocratie, va-t-elle contribuer à une modification du pouvoir ? Ce président "trans-courants" et syncrétique apparaît en tout cas comme l’antithèse de l’hyper-président qui l’a précédé.

Remontant bien plus loin dans le temps, Maurice Sartre, à travers une histoire du vote en Grèce et à Rome durant l’époque antique, souligne qu’il serait bien dangereux de comparer ce modèle ancien avec le nôtre car la corruption, les rouages du pouvoir et finalement le peu de personnes concernées par cette action en font un modèle certes très intéressant mais limité pour appréhender les enjeux de notre démocratie. A ce sujet, les Berstein affirment quant à eux que si la deuxième chambre parlementaire est née en raison d’un compromis sous la IIIe République qui en fit la clef de voûte d’une République au départ conservatrice, elle n’était en aucun cas vouée à rester à droite indéfiniment ; car le suffrage même indirect ne peut aller contre les grandes tendances de l’opinion.

A travers "l’affaire DSK", Robert Muchembled souhaite montrer qu’un épiphénomène peut souligner en profondeur des différences culturelles. Il ne veut pas se faire le défenseur ou l’accusateur de l’ancien directeur général du FMI mais expliquer que l’indulgence des Français à propos des frasques sexuelles est historique et culturelle. Il évoque le débat sur les rapports culturels aux genres qui ont suivi l’arrestation de l’homme politique. La France a été désignée comme un pays libertin (donc moins paritaire ?) par rapport à une Amérique du Nord puritaine mais sans doute plus égalitaire puisqu’elle n’accepte pas une telle asymétrie entre hommes et femmes, ne serait-ce dans le domaine de la séduction…. Il met en exergue le fait qu’il existe en France une large tolérance sexuelle vis-à-vis de celui (les femmes étant rares) qui occupe le sommet de l’Etat, ce qui n’est pas le cas dans le Nouveau Continent où la sexualité extraconjugale demeure une ligne de partage manichéenne. Cette différence n’est pas récente selon l’historien, et la tradition de l’adultère des rois pratiquée au vu et au su de tout le monde en tant que symbole de leur puissance s’est prolongée lorsque l'Etat est devenu République. C’est ce décalage qui permet de saisir l’interprétation très différente en France et aux Etats-Unis de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn.

Faisant tourner le globe à 180°, Pierre-François Souyri nous met en garde contre les raccourcis occidentaux et les explications culturalistes qui réduiraient la "dignité" japonaise face aux catastrophes naturelles à une question de “mentalité”. Certes, les Japonais ont un rapport très passionné à la nature qu'ils ont toujours magnifiée, mais la crise de nature sismique, économique, démographique (une population vieille) et politique, qui ne semble pas devoir bientôt finir, révèle surtout les problèmes intrinsèques du pays. En révélant comment les bureaucrates ont la main mise sur le pouvoir,la catastrophe naturelle et nucléaire a mis au jour le dysfonctionnement des institutions japonaises et la complicité des médias.

Pour Jean-Luc Domenach, un peu plus à l’ouest, l'arrogance du gouvernement chinois conserve des attributs anciens et si celui-ci a gardé ses habitudes impérialistes (la domination sur les minorités nationales, le fait qu'il doive être toujours consulté sur le plan diplomatique et qu’il n’accepte jamais d’être offensé), ce comportement nouveau doit être étudié aussi à l'aune de phénomènes récents : la Chine est devenue une puissance économique et appuie sa puissance sur des modes idéologiques nouveaux tels le soft power.

Henry Laurens estime que si le XIXe siècle a eu le monopole des révolutions européennes, c’est le tournant du XXe au XXIe qui aura été l’ère des révolutions mondiales (le Printemps de Prague, Pékin en 1989, la révolution orange en Ukraine), à de nombreuses différences près. Le monde arabe était une exception où l'autoritarisme était la règle : la victoire des islamistes s’avèrera-t-elle être le chant du cygne de ces révolutions ? Les révolutionnaires n'ont pas été capables de se transformer en forces politiques cohérentes, ce qui a profité aux islamistes qui s'étaient pourtant tenus à l'écart des révolutions mais qui ont, su, le moment venu, parler aux populations. Malgré tout, pour les acteurs principaux, l'année 2011 demeure celle de revendications et d’exigences de dignités et de libertés individuelles.

Olivier Feiertag s'intéresse à la crise des dettes souveraines qui obsède à nouveau l’Europe depuis peu. Selon lui, la préférence massive des créanciers pour les prêts à l’État (emprunteur le plus solide puisque sa solvabilité est élastique) est une réalité qui ne date pas d'hier et trouve son origine dans la naissance même de l’État moderne. Depuis lors,les banques se sont développées en multipliant les opérations sur l'argent de l’État. La nouveauté par rapport à 1929 est qu’avec l'Union européenne, cette nouvelle crise s’inscrit dans un cadre inédit de coopération internationale.

Enfin, la mort de Ben Laden sert de prétexte à Gabriel Martinez Gros pour orienter son discours sur le retour des “minorités assassines” dans les pays musulmans. On ne serait ainsi que devant la version moderne d’une pratique immémoriale de l’État musulman qui, depuis les Abbassides, a souvent confié l'immense majorité de ses sujets aux tâches productives, délégant les fonctions de violence aux forces venues du monde tribal