Entre scandale et scoop croustillant, l'histoire d'expérimentations humaines défraye les chroniques occidentales depuis plus d'un siècle.

Entre scandale et scoop croustillant, l'histoire d'expérimentations humaines défraye les chroniques occidentales depuis plus d'un siècle. Rarement, on entend dans le concert des voix dénonciatrices ou moralisatrices celle des "sujets expérimentaux". Sentenced to science donne la parole à l'un d'entre eux tout en dressant un réquisitoire accablant contre l'exploitation de prisonniers aux États-Unis comme "cobayes humains" pour la recherche pharmaceutique et cosmétique dans les années 1950-1960.
 

La voix d'un "sujet expérimental"

L'ennemi public est arrêté, jugé et condamné. Condamné à quoi ? Deux ans de prison. Cette histoire pourrait être simplement le récit d'une incarcération d'un jeune délinquant aux États-Unis dans une grande prison d'État, la prison Holmesburg à Philadelphie. L'homme est d'origine afro-américaine. Une première piste s'ouvre : une justice à plusieurs vitesses ? Non le cœur de l'investigation ne se trouve pas là.

Revenons au titre et aux faits : Edward Anthony alias "Butch" purge une peine de deux ans dans une grande et réputée prison américaine. Nous sommes en 1964 et Butch a 20 ans. Au bout de quelques semaines seulement il est inclus dans une étude cosmétique pour tester l'effet d'un nouveau gel de bain sur des lésions cutanées. Mais Butch n'a pas de lésions cutanées. L'application répétée d'un sparadrap arraché aussitôt finit par provoquer une abrasion de la peau. Un assistant applique les gels de bain à tester sur les lésions fraîchement créées. Au bout de quelques minutes, de retour dans sa cellule, une sensation aiguë de brûlure couvre l'intégralité du dos de Edward Anthony. De douleur en douleur et de complication en complication Anthony découvre que le dollar par jour qu'il reçoit pour sa participation à cette étude menée par des médecins de l'Université de Pennsylvanie est bien cher payé. S'il a "consenti" à devenir un "sujet expérimental" contre rémunération, le consentement et l'expérimentation ont lieu dans une prison.

Le livre "condamné à l'expérimentation scientifique" relate l'histoire d'un homme qui se prostitue comme sujet expérimental pour mieux survivre dans le milieu carcéral. Le témoignage de celui qui se définit comme un "illettré fonctionnel" - ne sachant quasiment ni lire ni écrire suite à un abandon précoce de sa scolarité - est rude, direct et poignant. L'essentiel du récit est celui de Edward Anthony qui relate une spirale infernale qui l'entraîne dans le monde de la drogue, de la délinquance et finalement de la prison. Au centre se trouve la descente en enfer qui associe prison et participation à des expérimentions humaines. L'argent est aussi important en prison que dans la vie extérieure. Il permet une vie sociale et atténue les privations carcérales. Participer à une "étude" promet de gagner vite et proportionnellement beaucoup (même si la rémunération est insignifiante comparée avec les indemnités proposées hors prison). Même après la première expérience douloureuse et inquiétante, suite à la déclaration d'une éruption de pustules généralisée, Butch retourne comme volontaire puisque l'attrait de l'argent qui rend un peu de liberté l'emporte. La liste des substances à tester en prison est longue, pour Butch elle inclut des médicaments psychotropes et des pilules contre l'obésité. Chaque série d'expérimentation comporte ses complications avec des séquelles à vie. Les parties autobiographiques écrites à la première personne sont cadrées, avant ou après, par une mise en perspective par celui qui fait figure d'auteur pour le livre, Allen M. Hornblum. Après avoir découvert et écrit une histoire de l'expérimentation humaine dans la prison de Holmesburg en 1999   , l'auteur rend ici accessible le témoignage de l'un des concernés.
 

Guerre et expérimentation

Au-delà de la parole rendue et du récit subjectif d'une victime, le livre tend à énoncer un paradoxe. Comment une nation qui se targue d'être un défenseur majeur de la liberté et de la justice mondiale peut-elle en même temps souscrire à une utilisation massive de prisonniers pour des expérimentations humaines menées par des universitaires pour le compte de grandes firmes pharmaceutiques et cosmétiques, voire du gouvernement américain ? Le paradoxe est d'autant plus étonnant qu'avant la Deuxième Guerre mondiale les États-Unis connaissent proportionnellement moins d'expérimentations humaines sur des sujets socialement vulnérables que l'Europe. Le moment clé qui légitime en Amérique et l'augmentation de fréquence des expérimentations humaines pratiquées et leur acceptation publique est la Deuxième Guerre mondiale. Les sacrifices du front légitiment des sacrifices aussi parmi ceux qui sont restés au pays. La notion d'une grâce pour participation à des études médicamenteuses qui servent directement l'effort de guerre devient recevable entre 1939 et 1945 dans la mesure où la maladie est un ennemi aussi redouté des troupes que l'adversaire belligérant. Ce qui est plus étonnant au premier regard c'est que la fin de la guerre ne coïncide pas avec la fin des expérimentations notamment en prison. Bien au contraire, comme le souligne à juste titre A. Hornblum, l'utilisation de prisonniers pour des expérimentations humaines se développe à grande échelle aux États-Unis dans les années 1950 et 1960 incluant des expérimentations conduites par la CIA ou le gouvernement. Inversement, l'Europe prend clairement des distances avec des recherches entreprises sur des prisonniers bien qu'il reste des investigations historiques à mener sur cette question. Auschwitz et Nuremberg se trouvent bien en Europe.

 
Un consentement libre et éclairé

Les révélations autour des abus et des crimes commis par des médecins nazis ne sont certainement pas la seule raison des hésitations européennes, mais l'impact du Tribunal militaire américain qui juge les médecins nazis les plus emblématiques en 1946/47 est réel sur le plan politique et sur le plan du refus public de l'expérimentation humaine involontaire. Toutefois le tribunal à Nuremberg ressent la nécessité de formuler dix principes – connus par la suite sous la désignation de Code de Nuremberg – pour fonder et guider le jugement des crimes médicaux nazis. Le Code est écrit par deux médecins américains. Et si l'on reconsidère la teneur des premiers paragraphes qui stipulent : "la personne intéressée [le sujet expérimental] doit jouir de capacité légale totale pour consentir : qu'elle doit être laissée libre de décider, sans intervention de quelque élément de force, de fraude, de contrainte, de supercherie, de duperie ou d'autres formes de contraintes ou de coercition. Il faut aussi qu'elle soit suffisamment renseignée …Le sujet humain doit être libre, pendant l'expérience, de faire interrompre l'expérience, s'il estime avoir atteint le seuil de résistance, mentale ou physique, au-delà duquel il ne peut aller"   alors il convient de s'interroger avec A. Hornblum comment ce document a pu être complètement ignoré dans le pays qui l'a pourtant produit et écrit.

Plus généralement, ce constat renvoie à des interrogations profondes sur l'application du principe d'un consentement éclairé qui est devenu le dogme central de la bioéthique de la fin du XXe siècle. Peut-on consentir librement en prison ? L'histoire d'Edward Anthony montre avec force que la réponse est certainement : non.
 
En 1930, Metro-Goldwin and Meyer Productions présente un mélodrame filmique, L'ennemi public. Il décrit la spirale sans fin d'un jeune adolescent qui de petite infraction en petite infraction devient finalement un grand criminel, l'ennemi public. Quand le film se termine avec ce qui devait arriver, la mort violente du jeune homme, un texte final résume la morale de l'histoire : la déroute commence tôt, la fin est inévitable mais elle est une punition juste pour les transgressions sociales commises. L'histoire d'Edward Anthony respire encore cette morale publique entre crime et châtiment, où la condamnation n'est pas seulement perte de droits citoyens, mais une punition juste. L'histoire d'Edward Anthony est publiable outre-Atlantique puisque le criminel s'est repenti entre temps. Il peut devenir victime puisqu'il est pardonné. Ce qui reste au lecteur est un sentiment étrange : fallait-il une repentance pour accéder au statut de souffrant ? Fallait-il redevenir citoyen à part entière pour jouir d'une protection de la personne qui se prête à une recherche biomédicale ? Ainsi, le livre d'A. Hornblum nous interroge non seulement sur les dilemmes de l'expérimentation humaine en prison, mais plus généralement sur le statut et la protection qu'accorde une société aux individus socialement ou physiquement particulièrement vulnérables.

Dilemmes et éthique médicale inquiètent et fascinent le public et ceci depuis un siècle, au moins. Au centre se trouve le regard que porte la société sur la souffrance et le malheur - mise à distance oblige - de l'autre.


* Pour plus d'informations :

- Une interview de Allen Hornblum dans insidehighered.com : "Sentenced to Science"
- Un op-ed (point de vue) de Hornblum  dans le Philadelphia Inquirer : "Medical exploitation"


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Crédit photo : Kacper (tow.zwierz) / flickr.com