Les discussions de la fondation de l'IHTP, l'Institut d'histoire du temps présent, sont ici reprises et affinées par un de ses anciens directeurs.
Le lecteur n'a aucune raison de s'inquiéter. La "dernière catastrophe" selon Henry Rousso n'a pas de lien avec une hypothétique fin du monde mystique. Si "catastrophe" il y a - le terme est tiré des textes de Walter Benjamin, notamment les Leçons sur l'histoire dans lesquelles ce dernier examine la gravure de Paul Klee, Angelus Novus -, c'est celle qui correspond aux définitions nouvelles de notre rapport au temps, fondatrices du projet d'une nouvelle histoire du temps présent.
L'auteur est historien. Il travaille à l'Institut du temps présent (IHTP), dont le moment d'émergence et la discussion des principes sont racontés dans l'ouvrage . Cet Institut a été fondé en 1978 et inauguré en 1980 par François Bédarida, qui l'a dirigé jusqu'en décembre 1990. Lui ont succédé : Robert Frank, professeur d'histoire des relations internationales à Paris I (1990-1994), Henry Rousso, directeur de recherche au CNRS (1994-2005), Fabrice d'Almeida (2006-2008), avec Christian Ingrao, chargé de recherche au CNRS, directeur adjoint, directeur en fonction depuis septembre 2008.
Cet ouvrage tente de mettre en public les justifications d'une réflexion historienne sur le "temps présent", les notions de "présent immédiat" et de "contemporain", toutes notions qui intéressent d'ailleurs autant les historiens que les philosophes (en leur temps : Giorgio Agamben, Christian Ruby) et les citoyennes et citoyens, dès lors qu'ils acceptent bien de refuser les conceptions obsédantes des événements qui leurs sont récents, afin de mieux aider à les comprendre, à mettre cette histoire à distance malgré sa prégnance dans les mémoires. S'agissant de l'après-Guerre (la Seconde), on voit bien l'importance d'un tel geste. Une histoire du présent devait, à cette époque, affronter les grandes phases d'anamnèse du passé nazi ou de l'histoire de la décolonisation, voire du passé vichyste en France, alors même qu'elle cherchait ses propres bases épistémologiques.
L'histoire du temps présent relève d'une démarche marquée entièrement par la tension, parfois, l'opposition entre l'histoire et la mémoire, entre la connaissance et l'expérience, entre la distance et la proximité, entre l'objectivité et la subjectivité, entre le chercheur et le témoin, autant de clivages qui peuvent se manifester au sein d'une même personne. Évidemment la question fondamentale de l'historien du temps présent est de savoir comment assumer à la fois la distance avec son objet (son propre temps) et le rapport entre son expérience du temps et la connaissance, disons entre le témoignage et la science. En cela, l'historien du temps présent fait "comme si" (caractéristique du jugement réfléchissant chez Immanuel Kant) il pouvait saisir en marche le temps qui passe, faire un arrêt sur image pour observer le passage entre présent et passé, ralentir l'éloignement et l'oubli qui guettent toute expérience humaine. Il élabore, dit Rousso, une fiction, qui consiste alors à ne pas considérer ce temps présent comme un simple moment insaisissable, à l'image du fleuve Léthé, mais de lui conférer une épaisseur, une perspective, une durée, comme font tous les historiens engagés dans une opération de périodisation. Cette idée de "fiction", désormais employée positivement, constitue aussi un apport du "temps présent" (on en retrouve l'explication chez le philosophe Jacques Rancière).
En un mot, la particularité de l'histoire du temps présent est de s'intéresser, elle, à un présent qui est le sien propre, dans un contexte où le passé n'est ni achevé, ni révolu, où le sujet de son récit est un "encore là". Et, pourrions-nous ajouter : qui demeure, pour partie, ouvert sur un futur, sans quoi aucun présent n'est définissable (n'en déplaise à Augustin).
Ce qui revient à dire que l'objet de cet ouvrage est de retracer l'évolution, de saisir les ressorts, d'expliquer les paradigmes et les présupposés de cette partie de la discipline historique passée, en quelques décennies, de la marge au centre. Au demeurant, elle n'a pas produit seulement un Institut, ainsi que nous l'avons relevé ci-dessus. Mais aussi la formation d'une grande quantité d'historiens, susceptibles d'amplifier cette pratique de l'histoire et d'éclairer notre présent.
Évidemment, pour en suivre les travaux ou en comprendre le sens, il faut aussi raffiner les concepts centraux de cette histoire du temps présent. C'est, pour partie, à ce travail d'épistémologue que se livre l'auteur. Par exemple, les catégories de "témoin", "mémoire", "événement", mais aussi les catégories de "présent" et de "contemporain" qui ne sont pas immédiatement lisibles. Les historiens avaient d'ailleurs l'habitude, depuis longtemps, d'utiliser "contemporain" pour la partie de notre histoire qui succédait aux Temps modernes. Après l'Antiquité, le Moyen âge, les Temps modernes, venait l'Epoque contemporaine. Encore, selon les traditions nationales, cette "époque" commençait-elle soit en 1789, soit en 1917, soit en 1945 ou encore en 1989.
Le terme "contemporain" n'est certainement pas aisé à manier. Cette notion ne renvoie pas seulement à une temporalité, elle ne signifie pas seulement une proximité dans le temps (au sens étymologique du terme "contemporain", cum-tempus), et donc une curiosité pour son propre temps (on dira plutôt : ce qui est vivant dans le même temps, cela n'impliquant aucune coïncidence spirituelle ou pratique). Elle renvoie aussi à d'autres formes de proximité, dans l'espace et dans l'imaginaire. La présence, par ailleurs, du passé le plus lointain peut être parfois plus prégnante que des événements proches, et on peut avoir très peu de points communs avec ses semblables biologiques (les vivants), et, au contraire, une grande proximité avec des ancêtres d'un autre temps, voire d'un autre lieu. Au passage, l'auteur consacre tout un chapitre à montrer que cette notion de contemporanéité n'a guère de sens chez les Grecs ou au Moyen âge, d'autant que les régimes d'historicité n'y ont que peu de points communs avec le nôtre.
En tout cas, pour accéder à la compréhension d'une telle histoire du temps présent, il convient aussi de se défaire du présupposé positiviste concernant la science historique. L'histoire positiviste pense que la vérité historique, pour se dévoiler, a besoin du silence des archives (d'une histoire faite), et que l'histoire s'écrit donc au passé. Cela suppose bien sûr que le passé relève d'une "nature" qui aurait longtemps patienté dans l'ombre, et que seule notre perspicacité positive nous aurait permis de la déchiffrer par la suite, afin de lui donner le droit d'accéder enfin à la pleine lumière du langage. Il reste que les espoirs et les illusions de cette école vont se fracasser dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. L'événement, dans sa violence et sa soudaineté, crée au cœur même de la déflagration, le sentiment d'une rupture dans la continuité historique. Le terme de "catastrophe" est tout à fait approprié - "La" catastrophe même, pour autant que l'on se souvienne des textes de Paul Valéry. Les seuils de violence atteints, l'ampleur inouïe des pertes humaines, l'importance des destructions matérielles, l'étendue des territoires touchés ont marqué durablement plusieurs générations. Par différence, la Révolution française, autre "catastrophe", portait en elle la promesse d'un progrès dans un futur proche qui a pu rendre acceptable la soudaineté de la coupure entre présent et passé désormais révolu. La Première Guerre mondiale, elle, n'apporte que destruction et aucune promesse d'espoir. D'une croyance en un progrès rationnel, continu et maîtrisé, on passe en quelques années au sentiment presque général d'un monde en proie au chaos. La notion même de contemporanéité va changer de sens, en même temps que l'historien change de place dans la société.
Curieusement, à l'inverse de ce qui a été affirmé ci-dessus, ce sont les Grecs qui, maintenant, nous donnent une leçon, en ce que Thucydide, par exemple, entendait montrer que l'histoire véritable ne pouvait se faire (en l'occurrence, s'écrire) qu'au présent. Cela étant, le problème des Grecs est autre que le nôtre, puisqu'ils ont à se démarquer des oracles et des récits mythologiques. Dans ce dessein, ils inventent le témoignage, qui est bien affaire de présent - il se peut bien, en effet, comme le dit Homère, que les dieux aient envoyé les malheurs aux mortels pour qu'ils puissent les raconter -, et qu'ils appellent "histoire", en un autre sens du terme que celui que nous employons (mais qui demeure son sens étymologique).
Il faut bien sûr évoquer les mutations imposées par l'école des Annales. Son projet fondateur concerne les bases mêmes de l'historiographie. Cette école accorde d'emblée une grande place au présent.
Quoi qu'il en soit, si l'on interroge nos savoirs afin de saisir le moment de constitution de notre réflexion sur l'histoire, impliquant une nouvelle conception du temps au passage, il faut remonter, globalement à la Révolution française. Rousso s'appuie sur Michel Foucault afin de la montrer ainsi que sur Reinhart Koselleck, tous deux ayant montré que le nouveau concept d'histoire ne se réduit plus à la somme des histoires particulières ni à la seule juxtaposition des faits et de leur narration. Désormais, la culture des Lumières puis la culture postrévolutionnaire cherchent à saisir l'histoire "en tant que telle", cette saisie du mouvement même de la destinée humaine. On ajoutera à ce propos que les hommes du XIX° siècle déploient clairement une nouvelle conscience de ce type, et si l'on ne songe pas seulement aux historiens cités par Rousso, on peut penser à Charles Baudelaire et à sa nouvelle élaboration d'une conscience moderne du temps historique. Néanmoins, cette opération n'est pas simple, puisqu'elle exige à la fois une nouvelle conscience et un jeu de rapport et de démarcation entre la philosophie de l'histoire (ici la notion est employée au singulier, ce qui ne va pas sans problème pour un philosophe) et la discipline historique.
Parmi les très nombreux thèmes dont il conviendrait de parler et sur lesquels nous ne nous arrêtons pas faute de place dans un tel compte-rendu, Rousso développe encore celui de l'histoire tribunal du temps et son corollaire celui d'un tribunal de l'histoire. Comme on le sait, pour avoir suivi des affaires récentes, cette double perspective se heurte encore à l'histoire judiciaire. Quoi qu'il en soit de cette triplicité, il faut retenir que l'histoire n'a pas à suppléer à l'absence d'un tribunal et se constituer en instance de jugement, surtout en utilisant des qualifications pénales, voire en prononçant des verdicts. Ce qui n'interdit pas à l'historien d'être un citoyen qui peut aussi faire valoir ses droits. En l'occurrence, le problème réside surtout dans le recours à contresens de la démarche juridique et judiciaire, car l'historien ne peut prendre la place à la fois du policier, du procureur et du juge.
En un mot, l'historien du temps présent doit affronter des enjeux qui dépassent de très loin le simple exercice intellectuel et académique. Il est appelé à considérer la relation entre le passé et le présent sous des modes différents. Soit sous celui de la coupure, soit sous celui de la comparaison, soit sous celui de la dialectique. Dans tous les cas, l'enjeu est celui-ci : quelle place accorder à l'histoire contemporaine dans les études historiques ?
Rousso affirme d'ailleurs que la question du tribunal de l'histoire constitue le point limite de la réflexion sur la pratique historienne. Que ce soit, précise-t-il, par la figure de l'historien bras armé d'une providence non divine, l'historien "vengeur des peuples", l'historien substitut d'un "Nuremberg (ici du communisme, pour parler d'affaires récentes)" avorté, sans même parler ici de l'historien "témoin judiciaire", chacune de ces postures renvoie aux limites même de la pratique de l'histoire : recherche de la vérité, question de l'impartialité, choix entre objectivité et subjectivité, définition de la bonne distance, style d'argumentation et de narration, suspension ou non du jugement.
Et l'auteur de revenir sur les travaux des historiens de notre temps. Il affirme que l'on ne peut comprendre notre régime d'historicité (terme élaboré par l'historien François Hartog) si l'on ne prend pas en compte la forte tension entre l'ère de la commémoration et l'ère du présentisme qui structure notre époque. L'obsessionnelle présence du passé dans laquelle nous vivons ne relève pas seulement d'une perte de la tradition qui nous enfermerait dans un éternel présent, elle ressortit aussi à la nécessité impérieuse de se libérer du poids des morts