Se défendant de vouloir "faire un carton" sur l’actuel président de la République, et sans revenir en détail sur les critiques faites au discours de Dakar, Jean-Pierre Chrétien, rappelle ses principales failles : déni d’historicité et d’insertion du continent dans le temps du monde, discours "fondé sur l’illusion séduisante d’une opposition manichéenne entre le Noir et le Blanc", et entre tradition et modernité.

L’"homélie" prononcée à Dakar, se désole l’auteur, rappelle la prégnance "d’une sorte d’"africanisme parallèle", nourri imperturbablement des paradigmes des années 1930-1950 : un africanisme que l’on retrouve dans des fiches des cabinets gouvernementaux, dans des introductions de rapport d’experts, dans des dépliants d’agences touristiques ou de musées, dans des émissions pour grand public et des écrits de journalistes d’investigation polyvalents, voire dans des interventions de membres de l’establishment intellectuel parisien prompts à disserter "sur "la culture" d’une Afrique dont ils ignorent tout".  

Sont ainsi ignorés les acquis de l’archéologie et de l’histoire des mondes paysans du continent, mondes qui n’ont rien à voir avec le "monde enchanté" décrit dans le discours de Dakar. De même que les branchements de l’Afrique avec le reste du monde qui ne datent pas de la colonisation au XIXe siècle. Le Sahara au nord n’a jamais été une barrière enfermant hermétiquement l’Afrique subsaharienne dans un monde clos, mais une voie de passage importante connectant l’Afrique à la Méditerranée et au Moyen-Orient depuis les premiers siècles de notre ère,  à l’instar de la côte orientale, en relation  prolongée avec des marchands arabes, persans, malais, indiens voire chinois. Enfin à l’ouest, la mondialisation atlantique dès le XVIe siècle a permis le développement de réseaux économiques, d’alliances matrimoniales, de brassages de populations et de mobilité entre les trois continents. L’auteur rappelle ainsi que les civilisations urbaines n’ont pas attendu la colonisation pour émerger, que l’on considère l’apogée de Djenné entre les Ve et  XIe siècles ou les cités commerçantes de la côte Swahili.

Si l’histoire précoloniale est donc traitée avec légèreté et ignorance, la "situation coloniale" n’est pas mieux lotie. L’approche comptable en terme de "bilan" de la colonisation auquel s’essaie le discours de Dakar, que le signe soit positif ou négatif, est le fruit d’une vision extrêmement simpliste du moment colonial, réduit aux apports d’un côté, et aux crimes de l’autre. Ces deux approches sont finalement convergentes dans leur surestimation de la puissance coloniale et de l’inertie supposées des sociétés africaines colonisées, sorte de "pâte à modeler" aux mains du colonisateur. Or un regard historien aurait appris à Henri Guaino que la situation coloniale était ambiguë, une "curieuse modernité qui cultivait l’archaïsme, réfrénait l’initiative individuelle et mettait les gens dans des cases prédéterminées". Il aurait ainsi découvert que le colonisateur, catégorie nullement homogène d’ailleurs comme le reconnaît à juste titre le discours de Dakar, se méfiait souvent des élites modernisatrices réclamant l’égalité et des changements politiques, leur préférant souvent les élites traditionnelles et conservatrices en faveur du statu quo   . L’État colonial a aussi été un État néo-traditionaliste qui a beaucoup fait pour figer les sociétés sous sa domination.


Le joug de la tradition

En poursuivant l’analyse de Jean-Pierre Chrétien, on peut donner un exemple frappant, trouvé dans un devoir de vacances, datant du début des années 1940, d’un élève en troisième année à l’Ecole William-Ponty (école basée au Sénégal qui formait les instituteurs indigènes de l’AOF). En tête de son devoir, l’énonciation de son identité multiple défie déjà le cadre bien ordonné de l’administration coloniale. Dans la case "race", il écrit ainsi "métissage de Toucouleur et Wolof". Le sujet porte sur "les relations de civilité". A l’encontre du paradigme de la tradition cher à ses professeurs, il écrit :

"Les relations de civilité, chez nous ne suivent pas des règles immuables; si elles reposent sur des principes en quelque sorte établis, elles n'en sont pas moins variables, et cette variété est en fonction étroite de l'individu, du milieu et des circonstances. On ne saurait donc étudier ces relations sans ternir compte de la position sociale du pratiquant et des mobiles qui l'ont guidé.  (…) Ces rites loin d'être définitivement établis ne font que se modifier au gré de la mode et de la fantaisie quelque fois même en fonction de l'apport, du reste considérable, d'autres civilisations"   .

Cette prudence méthodologique de l’élève, qui serait aujourd’hui célébrée, laisse le correcteur français de l’époque perplexe, puisqu’à deux reprises il inscrit de gros points d’interrogations dans la marge. Soixante années plus tard, ce rappel de quelques principes élémentaires de sociologie est toujours d’actualité, tant le discours de Dakar laisse entrevoir que la leçon n’a pas été retenue… À ce propos, Jean-Pierre Chrétien rappelle utilement la remarque de Marc Bloch, pour qui, pour le regard de l’historien, "nous ressemblons plus à notre temps qu’à nos pères".

Ce que cet exemple souligne c’est que la critique de la tradition n’a pas été le monopole du colonisateur. Tout comme la traditionalisation de l’Afrique par un certain regard occidental à l’époque coloniale, s’est toujours nourri, et se nourrit encore, d’initiatives locales. Donc plutôt que de séparer des blocs de civilisations et appeler ensuite à leur métissage, comme le fait Guaino, on a, depuis le début, un "choc des regards" entre le culturalisme traditionaliste et le rejet du culturalisme. Dans cette configuration, la ligne de partage n’est pas là où on la croit. Comme le note Jean-Pierre Chrétien, les clivages ne sont pas "chromatiques", mais bien idéologiques. Le clivage moteur n’est pas entre Africains et Européens, mais entre Africains et entre Européens.


Guaino anthropologue

Les failles du discours de Dakar s’expliquent avant tout parce que son rédacteur, Henri Guaino, s’est cru dans le rôle d’un historien. Mais quel curieux "historien" que celui qui produit un discours dont le trait marquant est le déni permanent d’historicité du continent africain ! Il semble bien qu’il n’ait rien lu en histoire africaine, qu’il confonde histoire et ethnologie. Il se réfère en fait à Césaire et Senghor, qui ni l’un ni l’autre ne sont historiens. La confusion entre un discours sur la culture et un discours sur l’histoire est symptomatique. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que l’histoire soit rabattue sur la culture, elle-même réduite à la coutume.

Cette vision homogène et essentialiste de la culture l’inscrit inévitablement dans l’atemporalité. Elle autorise donc des comparaisons. Avec le modèle grec. Guaino sous-entend que la comparaison est flatteuse. Mais l’est-elle vraiment ? Faut-il comparer l’Afrique contemporaine et la Grèce antique. Car il y a bel et bien dans la rhétorique du discours un télescopage chronologique inquiétant. Le passé de l’Afrique est aussi son présent semble-t-il nous dire, et c’est bien l’Afrique contemporaine, par un glissement imperceptible, qui est comparé aux sociétés primitives. Dans une vision anhistorique de la sorte, tout ce qu’on peut dire est vrai quelle que soit l’époque considérée, puisque cette culture est immuable. Empêtré dans le "présent ethnographique", Henri Guaino reconduit le "grand partage" entre "communauté" et "société" qui servait à la pensée occidentale au tournant des XIXe et XXe siècles pour tenter de penser sa singularité face au reste du monde.

Guaino a tenté par la suite de se justifier en soulignant qu’il n’est pas historien, mais qu’il "fait de l’anthropologie" : "Dès qu’on parle d’anthropologie, on est raciste alors ?". Sa réaction, témoigne d’un retard de lectures en anthropologie. Cette discipline ne s’est pas arrêtée en 1960. Comme le souligne Chrétien, c’est près de 50 ans de progrès dans les sciences sociales qui sont proprement ignorés. En rappelant que le discours de Dakar est très proche du carnet de voyage d’Emmanuel Mounier, L’Eveil de l’Afrique noire   , et qu’il n’aurait pas dépareillé en 1948, année de la publication de l’ouvrage de Mounier, Chrétien souligne efficacement l’archaïsme complet du discours en 2007.


La critique de la critique

Dans une réponse au Nouvel Observateur intitulée "Où est le scandale ?", Henri Guaino trouve les critiques "souvent excessives, hors de propos, parfois outrancières", avant de se présenter en victime d’accusations de racisme. Cette tactique est commode, qui tente de faire oublier que ce n’est pas là l’objet central de la critique par les universitaires, mais bien  l’ignorance, qui jointe à l’arrogance, a causé l’effet que l’on sait.

Curieusement silencieuse sur l’accusation d’incompétence, pourtant dévastatrice, la ligne de défense est alors la suivante : le discours a peut-être des défauts, mais les passages incriminés sont équilibrés par d’autres passages qui reconnaissent les crimes de la colonisation et les aspects positifs de la "sensibilité" et de la "culture africaine" à laquelle il rend "hommage"   . Mais, concernant ladite "culture africaine", le problème n’est pas que soient énoncés des stéréotypes positifs, pour faire bonne mesure avec les stéréotypes négatifs, mais que ce soient des stéréotypes, tout simplement. "L’équilibre" entre deux visions aussi simplistes l’une que l’autre, ne produit pas comme par une alchimie miraculeuse un discours plus proche du réel. Au lieu de questionner ces représentations simplistes et idéologiques, le discours les juxtapose, démontrant son incapacité à se défaire de deux mythes opposés, mais complémentaires, celui d’une Afrique des ténèbres, "cauchemardesque", déchirée par les guerres, les famines et les maladies, et celui d’une Afrique "bucolique" de la tradition parfaite, du paradis perdu et de la coutume joyeuse   . Mais faut-il rappeler que, le dénigrement comme l’idéalisation, l’afropessimisme comme l’afrocentrisme relèvent d’une logique similaire, hémiplégique, donnant lieu à un débat stérile.

Jean-Pierre Chrétien souligne à quel point l’Afrique est perçue presque exclusivement à travers le prisme de son rapport à la France. Ce gallocentrisme du tandem Guaino-Sarkozy, ignore l’avant – et l’après – de la colonisation. Chrétien se demande à juste titre si, dans une "histoire mondiale où l’Europe redoute d’être marginalisée",  l’Afrique n’offrirait pas  "toujours une chasse gardée rassurante où l’on pourrait faire la leçon sur le progrès et l’entrée dans l’histoire" ? C’est l’autre aspect marquant du discours de Dakar, son recours permanent à "l’altérisation" – construction fantasmatique d’un Autre, "récurrence d’une étrange distance culturelle" entre l’Europe et l’Afrique. L’auteur dénonce cet exotisme si courant dans les imaginaires, la prégnance du modèle "ethno-esthétique", du musée aux documentaires animaliers.  

Ce qu’a démontré le discours de Dakar, c’est qu’à force d’essentialiser l’Autre, le regard essentialiste se pétrifie finalement lui-même et devient myope. Ayant enfermé l’Autre dans la tradition immuable, il a cessé de s’y intéresser, de voir sa société et ses mutations, il a cessé de le connaître, sans percevoir combien l’Autre ne s’est pas laissé cantonner dans la case qui lui été assignée, combien il s’est fait acteur de sa propre histoire et de sa propre mondialisation. Certaines élites politiques françaises se gargarisent de connaître l’Afrique et les Africains mieux que quiconque, sans voir que cette arrogance drapée dans la familiarité du regard entre "amis" supposés, fait qu’on se dispense de voir et d’écouter, au profit d’automatismes figés. Le retour au réel ne peut se faire que sous le signe de l’incompréhension, comme en témoignent les réactions de Guaino aux critiques du discours de Dakar.

"Tout se passe comme si, écrit Chrétien, les acquis de la recherche en sciences sociales manquaient de la simplicité et de la connivence exotique attendues pour être politiquement corrects". Certes, les universitaires spécialistes sur l’Afrique sont rarement présents à la télévision, répugnant à juste titre au simplisme et à l’exotisme. Mais ce constat ne doit pas empêcher toute autocritique des chercheurs. Si le discours de Dakar a bien eu un mérite, involontaire, c’est celui de rappeler aux chercheurs spécialistes d’un pays ou d’une région d’Afrique la nécessité et l’urgence d’une plus grande vulgarisation de leurs travaux, qui ne se fait pas toujours. Sans ce travail de vulgarisation, il n’y aura pas de rupture dans les représentations sur l’Afrique au sommet de l’État.


Jean-Pierre Chrétien, "Le discours de Dakar. Le poids idéologique d'un "africanisme" traditionnel, Esprit, Novembre 2007, p. 163-181.

* À lire également sur nonfiction.fr :
- la critique du livre dirigé par Makhily Gassama, L'Afrique répond à Nicolas Sarkozy (Philippe Rey), par Bader Kaba.


* Pour aller plus loin sur  le net :

- Le discours de Dakar du 26 juillet 2007 sur le site de l’Elysée.
- Une page du site de la section de Toulon de la Ligue des Droits de l’Homme proposant un dossier complet sur le sujet.



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Crédit photo: Potemkine / Flickr.com