Statut de l’auteur moderne et affirmation des nations en Occident : la fonction identitaire des groupes de sociabilité et d’études prenant nom d’auteur.
Avec son titre quelque peu obscur et son projet tentaculaire rendant difficile son accès a priori, l’ouvrage de Pierre Boudrot a des allures de coffre au trésor : rugueux et massif à première vue, il renferme pourtant une analyse précieuse des ressorts identitaires de la figure auctoriale moderne et des représentations qui lui sont liées sur un sujet jusqu’alors inexploré.
L’entreprise, de fait, est pour le moins ambitieuse, en se donnant pour objet les associations, clubs et sociétés ayant pris nom d’auteur de la fin du XVIIIe siècle aux années 1960 (environ) en Occident (Europe, Amérique du Nord, Australie). Le résultat, s’il ne se veut pas exhaustif, est impressionnant : la consultation des innombrables archives de ces groupes assure à l’ensemble une précision remarquable, enregistrant – notamment à l’appui de graphiques, de statistiques et de cartes – l’évolution de leur personnel, de leur enracinement géographique ou bien des activités prises en charge par leurs membres.
Le travail de Pierre Boudrot se veut sans aucun doute méticuleux : réalisé dans le cadre d’une thèse dirigée par Christophe Charle, il condense (avec la patience et l’application du rédacteur en librairie ancienne qu’est son auteur) la montée en puissance et la prolifération des associations d’auteurs au XIXe siècle en dégageant les moments et perspectives clés correspondant aux changements de paradigme dans l’appréhension du fait auctorial au regard de deux points essentiels : la construction identitaire de l’État-nation et des “régions” d’un système impérial ou centralisé – selon les cas –, et l’“institutionnalisation” d’un auteur au travers de sa réception par les différents acteurs impliqués dans ce processus (lectorat, enseignement, sociabilités littéraires, patrimonialisation).
Dans la lignée d’illustres prédécesseurs tels Paul Bénichou ou bien Christophe Charle en histoire culturelle pour n’en citer que deux, le jeune docteur en histoire s’attache à préciser les grandes lignes de la glorification de l’auteur et de l’analyse historique du fait associatif en Occident (principalement en Europe) dans une patiente introduction pour mettre en perspective les différentes cultures nationales abordées par la suite. Cette synthèse, exercice périlleux qui consiste à rendre accessible un travail de thèse savant et fleuve à un plus “large” public, passe peut-être un peu vite sur les notions dégagées, telles celles d’“institutionnalisation” ou de “canon” par exemple, mais a le mérite de plonger le lecteur dans le vif du sujet autour des trois modèles structurant le livre : le “héros” dont le nom seul confère une identité et une unité à une nation en quête de reconnaissance, le “classique” dont la fonction éminente et la gloire attachée à son œuvre exercent une emprise culturelle à vocation identitaire sur toute une société, le “ mortel” humanisé dont la vie, le quotidien et les amitiés constituent des souvenirs à conserver pour la collectivité.
Abordée d’un point de vue principalement historique, géographique et sociologique, l’analyse du phénomène dégagé convainc par sa précision quasi mathématique et par une bibliographie digne des philologues érudits mentionnés tout au long de l’étude. Égrainées au fil des pages, les références sur lesquelles s’appuie l’auteur, maniées avec une agilité et un discernement confondants malgré l’ampleur vertigineuse des sources consultées dans un espace-temps panoramique, soulignent la fermeté de la démonstration notamment sur l’articulation entre identité nationale et identité infra- ou supra-impériale, rappelant l’analyse de Anne-Marie Thiesse au sujet du rapport entre littérature régionale et littérature nationale((Voir Écrire la France. La littérature régionaliste, de la Belle Époque à la Libération, PUF, 1991) et mettent en valeur des données jusqu’alors rarement rassemblées, voire ignorées pour une large part (on pense notamment aux bulletins et aux minutes de ces sociétés). La mise en regard de nombreux auteurs au travers de la thématique soulevée permet également d’éclairer le processus d’élaboration des canons nationaux, notamment autour des figures de référence que sont Shakespeare et Goethe pour les espaces britannique et allemand et dont les modalités de reconnaissance s’inscrivent bien souvent à rebours des idées reçues, en particulier au regard du rôle décisif de Robert Burns en Grande-Bretagne et de Shakespeare en Allemagne.
Toutefois, ce souci du détail rend la lecture assez ardue, voire laborieuse, et ce d’autant plus que la répartition du texte en vastes parties et en chapitres volumineux accentue la densité des données, combinées les unes aux autres dans un flot d’informations sans cesse complétées et comparées. La chronologie générale s’efface notamment un peu rapidement au profit d’un récit éclaté dans le temps et dans l’espace, mené sur plusieurs fronts simultanément.
Très largement fondée sur une approche disciplinaire socio-historique des faits étudiés, l’étude de Pierre Boudrot a cependant le mérite d’aborder l’histoire de l’auteur sous un angle diachronique et synchronique susceptible de faire émerger des tendances fortes et de structurer la compréhension de la période étudiée sur le long terme, même s’il peut paraître regrettable d’avoir élargi à ce point la recherche dans le temps et dans l’espace, ainsi que dans le nombre de cas pris en considération, au prix de beaucoup d’allusions et, paradoxalement, au prix d’un parti pris méthodologique un peu biaisé qui consiste à employer un vocabulaire et un “répertoire” littéraires dont les enjeux ne sont pas suffisamment saisis sur un plan justement littéraire. Ainsi, par exemple, de la notion de “classique” dont l’acception est loin d’être évidente dans l’ouvrage qui néglige de circonscrire son champ d’application et de remettre en perspective les enjeux auxquels s’applique le terme au fil de la période (classique du XVIIe siècle, classique scolaire, à telle ou telle période de l’histoire littéraire et de l’histoire de l’enseignement, “classique” en France versus classique en Grande-Bretagne), ou bien encore de celle de “patrimoine”, de “musée” ou d’“humanisation” évoquées ponctuellement mais dont les ressorts (par exemple, rôle des reportages et du rituel de la “visite au grand écrivain”, dans Olivier Nora, Les Lieux de mémoire, Gallimard, 1997) ne sont guère pris en compte dans le corps du texte.
L’excellente conclusion parachève l’entreprise avec un sens de l’efficacité et de l’analyse rare : tous les éléments s’y retrouvent et s’éclairent les uns les autres de manière limpide. Ainsi, par exemple : “De sa position héroïque initiale d’où, symbolisant par son nom la communauté tout entière, il avait prise sur l’ensemble du corps social, l’écrivain voit son emprise se dissoudre à mesure que s’accroît l’organisation de l’espace social dont il est issu. Avec le statut de classique […], ce lien direct, spontané, avec le peuple est rompu et devient médiat : c’est par l’intermédiaire d’une élite d’érudits et de philologues occupés à mieux établir le texte […] que l’écrivain assoit désormais son prestige. […] Mortel, il n’est plus le guide d’un peuple […] mais l’un parmi d’autres”((p. 453 ; cette chronologie en trois temps successifs s’avère peut-être trop rigide et linéaire, mais le découpage est parlant.)).
Les quelques pistes avortées dans le corps du texte y sont prolongées à juste titre (rôle effleuré des lieux littéraires dont le cas, complexe, de la maison d’écrivain en particulier, qui aurait mérité d’être approfondi) et remettent en ordre l’ensemble des analyses développées, promettant aux travaux engagés une belle fortune