L'historienne de l'art américaine Mary Warner Marien nous propose un ouvrage sur l'histoire de la photographie, organisé autour de cent concepts ou moments forts qui ont marqué l'histoire d'une technique, d'un art et des pratiques socioculturelles qui s'y rattachent.

Habilement composé de cent courts chapitres (une double-page illustrée de documents de belle qualité), le livre nous fait cheminer à la fois chronologiquement et  thématiquement  dans cette longue suite de découvertes et d’inventions qui ont produit autant de discours théoriques, de genres artistiques et d’usages professionnels que le médium le permettait. Par ces regards croisés sur l’évolution de la photographie, l’auteur nous rend sensible à ce qui caractérise toute histoire de l’art, à savoir l’interaction permanente entre des techniques et des matériaux d’une part, des idées, des formes et des usages d’autre part. Sans s’appesantir sur les rôles décisifs de tel ou tel découvreur, de Niepce à Talbot en passant par Daguerre, les frères Lumière ou Eastman, M.W. Marien s’attache en priorité à montrer l’évolution constante de cet art qui a accompagné et s’est nourri des progrès scientifiques, des changements sociaux ainsi que des courants philosophiques et picturaux des XIX°, XX° et XXI° siècles.

La découverte dès l’Antiquité des capacités de la lumière à projeter par un minuscule orifice (sténopé) et dans une chambre obscure (camera obscura), une image inversée d’un objet éclairé, a ouvert un large champ de réflexions et d’expériences sur la "capture" du monde visible. Le procédé a naturellement fasciné les savants et les artistes, comme à la Renaissance (Léonard de Vinci) lorsque les recherches sur la perspective demandaient un rendu le plus exact possible des paysages. Au XIX° siècle, l’introduction de la lentille et du miroir  permit à la fois une plus grande netteté et précision ainsi qu’un rétablissement de la verticalité de l’image projetée : le rendu de la réalité fut encore plus saisissant. Mais ce n’est qu’avec l’invention des différents procédés de fixation de l’image que l’idée se matérialisa sous la forme d’un objet autonome : en 1826 Niepce recouvrit  une plaque d’étain de bitume de Judée puis l’exposa aux vapeurs d’iode et obtint après huit heures d’exposition une image en positif direct, considérée aujourd’hui comme la première photographie ; en 1833 Daguerre fixa une image avec du chlorure  de sodium et en 1839 inventa avec Arago et I. Niepce le daguerréotype, une plaque de cuivre recouverte d’argent. L’invention du procédé négatif-positif de  H-F Talbot, en diminuant le temps de pose et en permettant la multiplication à l’infini des clichés à partir d’un seul négatif porta à son apogée la possibilité et le désir de reproduire le réel, tout en déclenchant les débuts de l’industrialisation de la photographie. L’engouement extraordinaire pour les daguerréotypes  à partir de 1840 en témoigne.

Le souci de garder la mémoire de l'instant donna naissance à la mode du portrait (en particulier sous la forme de la photo-carte) auprès d’un public nombreux, soucieux de fixer pour la postérité les signes de son individuelle et réelle existence. Il suscita également de nombreuses expéditions scientifiques, géographiques et ethnographiques à travers les continents. Archiver le monde (l’architecture antique ou indigène des colonies, les décors bibliques, les peuples lointains ou la faune exotique) pour illustrer, instruire, faire voyager en pensée mais surtout prouver l’existence objective de toutes ces données, fut la motivation de ces premiers photographes-explorateurs de la deuxième moitié du XIX° et la première moitié du XX° siècle. Les vues panoramiques de paysages obtenues par la juxtaposition de plusieurs clichés contribuèrent au recensement et à l’exploration des terres vierges ou isolées comme l’Ouest américain ou la Chine.

Enfin prendre le réel sur le vif pour en témoigner trouva très tôt un sujet de prédilection : la guerre (de Crimée, de Sécession, la première et la seconde guerre mondiale, la guerre du Vietnam). La photographie de guerre forma un genre à part entière qui se développa avec les magazines d’actualité. Son  réalisme cru modifia le regard qu’on portait sur les conflits tout en  inquiétant les belligérants (censure). L’introduction de la couleur (l’autochrome au début du XX° puis le Kodachrome dans les années trente) et surtout  sa démocratisation dans les années soixante rendit la photographie de guerre encore plus percutante. Le développement du numérique n’a fait qu’amplifier le flux d’images spectaculaires et donné une place grandissante au photographe amateur,  témoin  involontaire. Aujourd’hui le téléphone portable, utilisé comme appareil à photographier et connecté via internet à des sites de partage d’images (Facebook, Twitter) a réactualisé la prise de vue sur le vif, fournissant des instantanés saisissant d’authenticité. En dématérialisant la photographie, il n’en n’a pas pour autant diminué l’impact, bien au contraire, et le nouveau photojournalisme citoyen  pratiqué par des témoins désireux d’informer instantanément  s’est largement répandu dans le monde.

Mais dans le même temps, l’image projetée de la camera obscura, vibrante de réalité pour les uns, invitait, par ses opportunes imperfections, à l’imagination, la fantaisie ou la métaphore pour les autres : la photographie comme idée artistique était née. Non sans polémique toutefois, car les critiques du XIX° en ont longtemps contesté la légitimité, ne voyant dans le daguerréotype qu’une technique de reproduction automatique du réel. Delacroix lui-même lui déniait toute capacité à exprimer les émotions de l’âme. Mais l’imperfection des premiers clichés incita les précurseurs à  rechercher des effets esthétiques. Ils utilisèrent le flou pour produire une distance subjective, suggérer l’invisible et rivaliser avec les tableaux de genre, champêtres ou lyriques. Le pictorialisme, premier courant photographique international issu de cette démarche, connut un grand succès populaire à la fin du XIX° siècle et au début du XX° siècle. Pour gommer la froideur du noir et blanc, d’autres artistes eurent l’idée de transférer leurs clichés sur une toile pour les rehausser de couleurs en utilisant le pastel, l’huile ou l’aquarelle. Cette technique et ce genre  furent pratiqués partout en Europe, en Amérique et en Asie au XIX° siècle. Pour atténuer  le réalisme par trop démonstratif du cliché certains ont utilisé la gomme bichromatée. Elle colorisait, supprimait certains défauts, nuançait les tons, créant des images qui semblaient peintes à la main. Dans un autre genre, le nu photographique d’abord utilisé par les peintres comme modèle académique, souleva de nombreux débats esthétiques et moraux. Image érotique à but pornographique, approche purement plastique du corps ou objet d’interrogation sur le sexe et le genre ? Toutes les possibilités furent explorées et continuent de l’être.

Retravailler le cliché par la technique du recadrage, de l’agrandissement, du montage ou de la retouche (facilitée aujourd’hui par le numérique), en varier les surfaces impressionnées (argent, fer ou platine) ou en recomposer la mise en scène, toutes les stratégies de métamorphose de l’image ont été expérimentées par les artistes à tous les moments de l’histoire. C'est pourtant le mouvement de la photo-sécession au début du XX° siècle,  qui  en exposant volontairement des photos aux côtés d’autres productions artistiques d’avant-garde du moment (peinture, sculpture, littérature et musique) et en insistant sur le style et l’intention plutôt que sur le support, a  imposé l’idée que l'image photographique, en dépit des apparences, est toujours le produit d’un regard et s'inscrit à ce titre dans la catégorie de l'art. La voie était ouverte à toutes les théories et les propositions esthétiques, de "l’instant décisif" de Cartier-Bresson à l’hyperréalisme de R. Estes, De "l’instant banal" de Robert Franck au conceptualisme de V. Burgin, des instantanés de Robert Doisneau  aux illusions surréalistes de Magritte. Les années soixante et soixante dix ont été un tournant pour la reconnaissance institutionnelle de la photographie, avec la création d'écoles de formation et le développement de la critique. Aujourd'hui elle s'associe avec liberté et inventivité à d'autres  médias de l'image comme la vidéo ou les SIG (système d’information globale).

Art indépendant et multiforme,  réceptacle et accélérateur des changements du monde moderne, la photographie a profité des avancées industrielles (la fabrication à grand tirage du papier albuminé puis argentique, la mise au point de la similigravure, la commercialisation des petits appareils dotés du rouleau de pellicule, le photomaton ou l’explosion du téléphone mobile) et accompagné toutes les révolutions sociétales (le développement du chemin de fer, de la presse, de la mode, du sport populaire, de la publicité, du tourisme, ou de la science)Il a ainsi produit des objets extrêmement divers par leurs sujets, leur qualité et leurs usages. Sans suivre d’évolution strictement linéaire il continue à nous donner à voir une histoire du monde et en miroir une histoire du regard sur le monde. En cela c’est un art accompli, ce que Mary Warner Marien nous suggère en filigrane et de façon convaincante tout au long de son ouvrage