Avec ce numéro anniversaire de la revue de l’OFCE, c’est l’ensemble des grandes questions économiques contemporaines qui est présenté.
 

"Ce n’est pas en parlant de sa "gloire passée" qu’une institution parle le mieux d’elle-même"   . C’est avec ces mots que Jean-Paul Fitoussi, actuel Président de l’Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE), introduit le numéro spécial de la revue édité pour l’anniversaire des 25 ans de l’organisation. En effet, ce numéro est semblable à bien d’autres de qualité, à ceci près que sa taille (638 pages) et les thèmes abordés (à l’exception d’un court article de Jean-Marcel Jeanneney relatant la création institutionnelle de l’OFCE) permettent d’observer par le détail la vitalité actuelle de l’OFCE.

Quatre thèmes sont ainsi au programme : la macroéconomie théorique et empirique, la globalisation et la gouvernance mondiale, les politiques européennes, et les relations complexes entre les inégalités, la justice et la solidarité. Ces thèmes sont précédés par la conférence prononcée par Edmund S. Phelps lors de la remise de son prix Nobel en décembre 2006 intitulée "Théorie macroéconomique pour une économie moderne". Elle les introduit d’une façon admirable et nous pouvons affirmer avec Jean-Paul Fitoussi que cet article "résume au fond ce qu’est aujourd'hui l’essentiel du programme de recherche de l’OFCE"   .  


Une macroéconomie en mutation

La conférence de Phelps s’attache en effet à parler de l’évolution de la pensée économique, à quoi renvoie la première partie de la revue intitulée "Macroéconomie : théories et politiques". L’article de Jean-Paul Fitoussi   s’inscrit totalement dans cette perspective d’histoire de la pensée économique en retravaillant sur le texte de Keynes intitulé "Perspectives économiques pour nos petits enfants ".

Les quatre autres articles de cette partie sont des approches plus ou moins originales des thèmes importants de la macroéconomie contemporaine, à savoir la coordination des agents, la croissance, la finance, les politiques macroéconomiques et les institutions économiques et sociales. L’article de Peter Howitt   s’attache à présenter les travaux d’Axel Leijonhufvud et propose une approche qu’on peut dire révolutionnaire par rapport à la modélisation "classique" en macroéconomie. Plus précisément, ces travaux analysent et modélisent comment des acteurs, à partir de règles simples d’action différenciées – et non nécessairement soumises à la maximisation – selon les individus, dans un contexte d’imperfection de l’information, peuvent arriver à une coordination a posteriori semblable à une organisation économique. Pour reprendre l’expression d’Howitt, il s’agit de "modéliser l’économie globale comme une fourmilière humaine qui organise les activités des individus suivant des modèles plus complexes que ceux que les individus peuvent pleinement comprendre, qui remplit des tâches collectives dont les individus sont difficilement conscients, et s’adapte à des chocs dont aucun des individus ne peut prédire les conséquences"   .

Les trois autres articles de cette partie sont moins révolutionnaires dans leur approche mais proposent des approfondissements ou une modification des perspectives adoptées sur des problèmes classiques de la macroéconomie contemporaine. Philippe Aghion expose ainsi dans "Croissance et finance" un exposé clair des résultats économétriques et économiques des moteurs financiers de la croissance. Quant à Robert Solow et Jean-Paul Fitoussi, ils s’emploient à adopter de nouvelles perspectives sur les questions de croissance et de politiques macroéconomiques. Le premier s’intéresse plus spécifiquement à la question de la croissance et nous interroge sur ce que nous devrions entendre par  "politique de croissance". Sans répondre à la question, Robert Solow cherche surtout à pousser les économistes, expérimentés ou non, à s’interroger constamment sur les hypothèses de travail à la base de toute recherche sérieuse. Le second s’intéresse plus à la question des différences des politiques macroéconomiques entre les Etats-Unis et l’Europe   . Plutôt que de se contenter de comparer les performances macroéconomiques des deux zones, il cherche à expliquer "la différence systématique de stratégies macroéconomiques de part et d’autre de l’Atlantique"   . Cette différence s’explique alors selon lui par un écart entre Etats-Unis et Europe dans l’acceptation de nouvelles normes sociales favorables au développement des inégalités.


La réalité d’une économie tentant de gouverner les flux mondiaux de richesse

La deuxième partie de la revue, "Globalisation et gouvernance mondiale", représente l’un des autres angles d’approches de l’OFCE pour comprendre les évolutions contemporaines des économies mondiales. Après la présentation par Joseph Stiglitz ("Le "Shadow G8" 2007") du programme politique énoncé par le "Shadow G8", réunion  de différents hommes politiques et d’économistes représentant les 8 pays du G8 classique, le 9 février 2007 à l’Université de Columbia, trois articles de qualité rentrent dans l’analyse prospective de la mondialisation. On retrouve dans cette partie la dimension de conseil politique de l’analyse économique que de nombreux auteurs de l’OFCE adoptent à quelques occasions.

D’une part, Etienne Wasmer et Jakob von Weizsäcker   analysent la nouvelle institution dont l’Europe s’est dotée en l’organe du Fonds Européen d’Ajustement. Ce Fonds a pour objectif de dédommager les employés victimes d’un licenciement collectif causé par une délocalisation. Après en avoir présenté les fondements politiques et la situation réelle de l’emploi européen "menacé" par les délocalisations, les auteurs formulent quelques propositions pour guider le FEA dans son action.

D’autre part, les articles de Michel Aglietta et Jacques Le Cacheux   et de Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno   proposent des approches originales de la mondialisation appuyées toutes deux par l’utilisation de simulations informatiques. Dans le premier article, Michel Aglietta et Jacques Le Cacheux font une présentation extrêmement claire des différences entre la première et la deuxième phase de la mondialisation. L’analyse des déséquilibres de la deuxième mondialisation conduisent ensuite les auteurs à "définir l’ajustement qui pourrait conduire à un régime de croissance viable pour ce demi-siècle"   . C’est précisément cet ajustement que les auteurs simulent par le biais du modèle INGENUE en proposant différents scénarios d’évolution de l’économie mondiale, des plus pessimistes aux plus optimistes pour l’Europe continentale. Dans le second article, c’est moins par l’utilisation de nouveaux outils que par une modification en profondeur de l’analyse économique de la mondialisation que Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno décryptent ces nouveaux phénomènes. Cette modification relève de deux niveaux : d’une part, le phénomène de la mondialisation est considéré essentiellement sous l’angle de la modification structurelle d’économies nationales ; d’autre part, l’analyse de la mondialisation implique dès lors d’étudier "non les propriétés des positions d’équilibre avant et après l’ouverture à l’échange mais les caractéristiques d’un processus de transition dont le succès n’est pas assuré"   . Pour donner corps à leur propos, les auteurs proposent un élégant modèle de transition qui leur permet d’énoncer – par le biais de simulations – les conditions réelles et financières d’une modification structurelle réussie de l’appareil productif d’un pays pris dans l’échange international. "La flexibilité généralisée des salaires et des structures productives est impraticable : quelque part dans le système, il doit y avoir une viscosité suffisante pour permettre aux firmes de gérer le changement de façon graduelle et par leurs propres moyens. Dans le cas contraire, le recours au crédit devient crucial pour assurer la viabilité de la transition"   .


Economie monde et construction européenne

La troisième partie intitulée "Les politiques de l’Europe" renoue avec la conférence de Phelps en s’intéressant principalement aux politiques européennes budgétaires, monétaires et de croissance. Les cinq articles composant cette partie permettent d’avoir une vue d’ensemble très claire sur les politiques européennes contemporaines.

Les deux articles de Jérôme Creel, Eloi Laurent et Jacques Le Cacheux   et de Jean-Paul Fitoussi et Francesco Saraceno   permettent d’avoir en premier lieu une vue d’ensemble du policy mix européen, c'est-à-dire de l’alliage réalisé en Europe des politiques budgétaires et des politiques monétaires. Dans le premier article, les auteurs analysent dans le détail la stratégie monétaire adoptée par la BCE et les politiques budgétaires concomitantes adoptées par les Etats membres pour dresser un portrait d’ensemble des raisons macroéconomiques de la faiblesse durable de la croissance européenne. Le second article s’interroge quant à lui sur les raisons des choix stratégiques adoptés en matière de politiques budgétaires. Il propose notamment une inspection très documentée des arguments en faveur du Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) adopté en 1997, c'est-à-dire à la fois des arguments en faveur d’une limite légale aux déficits des Etats et d’une limite légale imposée par un ordre supranational à des Etats membres. La conclusion de ce second article porte à penser que ce sont essentiellement les questions politiques de réputation qui ont primé sur les questions économiques d’efficacité et de croissance dans l’adoption du PSC. L’article de Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak   permet alors de reprendre l’ensemble des questionnements liés au policy mix européen pour comprendre la persistance de déséquilibres au sein de l’Union Economique et Monétaire. Quatre hypothèses sont successivement analysées : les avantages données par la monnaie unique aux nouveaux entrants, les défauts de l’organisation de la politique économique dans la zone euro, le caractère non coopératif des politiques nationales et la crise du modèle européen face à l’internationalisation des échanges commerciaux et financiers.

Les deux articles restant s’attachent quant à eux à analyser les politiques de croissance européennes et les arbitrages qui sont à leur cœur. Un premier article de Jean-Luc Gaffard   permet d’examiner la relation complexe entre l’innovation, impliquant en théorie des comportements monopolistiques des entreprises, et la compétitivité, impliquant en théorie une structure concurrentielle de marché. Il est fondé sur un changement de perspective consistant à souligner que "la concurrence est d’abord un processus [(et non un état)] d’échange et de création d’information largement indépendant du nombre d’entreprises en cause et dont l’effet, quand elle est efficace, est de maintenir la rentabilité des investissements à un niveau normal"   . Ce changement de perspective conduit à réexaminer les politiques de régulation et de concurrence dont la mise en œuvre en Europe est critiquée à cette aune. Enfin, Jean-Paul Fitoussi, Eloi Laurent et Jacques Le Cacheux examinent, dans l’article éponyme, "La stratégie environnementale de l’Union Européenne". Sans se prononcer sur la validité du consensus scientifique sur le changement climatique actuel ou sur les qualités respectives des méthodes de limitation des émissions de gaz à effet de serre, les auteurs tranchent de manière claire le problème de l’efficacité potentielle des systèmes d’incitation envisagés en Europe pour atteindre sa stratégie environnementale. Après avoir nuancé l’efficacité des systèmes actuels, ils proposent différentes inflexions dont la prise en compte des outils budgétaires et fiscaux dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre.


Des questions d’inégalités et de justice sociales toujours d’actualité

Enfin, une dernière partie intitulée "Inégalités, justice et solidarités" permet de boucler, à l’instar de Phelps, le propos de l’OFCE sur la question de la justice dans une économie de marché. Cette partie se décline selon trois axes : l’observation des inégalités de fait, l’interrogation sur les notions d’égalité et de justice et sur leurs perceptions, et enfin l’analyse des mécanismes institutionnels existants pour lutter contre certaines inégalités socio-économiques.

Dans l’excellent article "Questions sans réponse à propos de l’augmentation des inégalités aux Etats-Unis", Robert Gordon et Ian Dew-Becker dressent un constat très détaillé de l’augmentation des inégalités aux Etats-Unis des années 1970 à nos jours. Leur principal apport – outre une analyse des évolutions de la part des revenus du travail parmi l’ensemble des revenus, des inégalités de consommation et des sources aux différences internationales des inégalités de revenu – est de décomposer dans le détail l’évolution des différents déciles de revenu depuis les années 1970 pour comprendre précisément les sources de l’augmentation des inégalités observées sur cette période aux Etats-Unis. Ils constatent ainsi que l’augmentation du rapport interdécile 50-10 (c'est-à-dire du rapport entre le revenu médian et celui qu’il faut avoir pour être dans les 10% les moins riches) est principalement due à la baisse de la syndicalisation pour les hommes et du déclin du salaire minimum réel pour les femmes. L’augmentation du rapport interdécile 90-50 s’explique quant à lui par l’hypothèse du progrès technique biaisé en faveur des métiers qualifiés et difficilement sous-traitables. Enfin le rapport intercentile 99,99-90 a augmenté en raison de trois causes concomitantes : augmentation des revenus des "superstars" du sport et du show-biz, augmentation des performances de marché des banquiers d’investissement et des cabinets juridiques, augmentation des rémunérations des dirigeants d’entreprise due à leur pouvoir managérial et au choix précoce d’inclure dans leur rémunération des stocks-options.

Passé le constat des inégalités de fait aux Etats-Unis, deux articles proposent une analyse des notions et des perceptions des inégalités et de la justice. L’article d’Amartya Sen   , réédition d’un chapitre publié en 1999 dans l’ouvrage Meritocracy and Economic Quality, propose d’analyser la notion de mérite dans son interaction avec l’idée d’égalité. Il montre surtout que les actions dites méritantes, lorsque celles-ci apportent des conséquences dites bonnes, dépendent de ce qu’une société définit comme "bien". La conséquence simple est qu’un système méritocratique au sens large est tout à fait compatible avec une persistance ou un accroissement des inégalités si ces inégalités sont valorisées socialement. Michel Forsé et Maxime Parodi   montrent alors à partir de l’International Social Survey Program de 1999 que les perceptions contemporaines de "macrojustice" (au niveau de la société dans son ensemble) et de "microjustice" (à son niveau individuel) correspondent bien aux réflexions théoriques d’Amartya Sen. Ils observent ainsi que le système méritocratique valorisé dans nos sociétés permet l’existence d’inégalités liées au mérite mais "la rémunération effective de ces mérites par le jeu insuffisamment corrigé du marché aboutit aux yeux des personnes sondées à une inégalité trop grande qui doit être réduite pour aller vers une situation plus juste"   .

La question du combat contre les inégalités contemporaines anime les deux derniers articles de la revue. Françoise Milewski   s’intéresse aux inégalités entre hommes et femmes sur les marchés du travail européens. Après avoir dressé le constat des évolutions récentes de l’insertion des femmes sur les marchés du travail européens, elle pointe quelques contradictions dans l’agencement des politiques publiques entreprises en Europe et en France pour lutter contre les inégalités de genre. Elle insiste notamment sur la dilution du problème des inégalités entre hommes et femmes dans la lutte contre des problèmes jugés plus vastes, comme par exemple le combat proposé contre la précarité sans prise en compte du fait que la précarité des femmes a des causes globales mais également des causes spécifiques. La question de la lutte contre les inégalités globales est finalement abordée par Mireille Elbaum   sous l’angle des mutations du système français de protection sociale. L’article propose un condensé clair des réflexions contemporaines en analysant à la fois les théories ayant guidé la réflexion théorique sur la protection sociale, la mutation passée du système lui-même, les problématiques spécifiques liées aux mutations de l’emploi et au vieillissement de la population active ainsi que les évolutions futures du système reposant sur les logiques de responsabilisation des assurés et sur le débat entre l’universalisation, l’individualisation ou la familialisation des prestations.

Comme peut le constater le lecteur de ce compte-rendu, la dernière revue de l’OFCE permet ainsi de faire un tour assez complet des questions importantes qui animent la macroéconomie mondiale et à laquelle l’OFCE offre, comme souvent, de très bonnes contributions, dans une approche majoritairement néo-keynésienne mêlant aux intuitions keynésiennes classiques sur la rigidité des prix et les désajustements de marché les apports de la Nouvelle Economie Classique des anticipations rationnelles.



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