Une promenade savante, menée d'un pas allègre, en compagnie d'un auteur inclassable qui interroge notre présent.

Gabriel Galice et Christophe Miqueu nous conduisent, dans une sorte de vagabondage savant, sur les traces de Rousseau. Les chemins empruntés, avec une allégresse communicative, sont au nombre de six. Le premier donne le ton : il y est question de combattre les idées reçues et, dès lors, de situer Rousseau hors des découpages habituels de la philosophie politique. Aussi, lorsqu’il s’agit d’élaborer les instruments de la lutte contre les inégalités et la domination, la pensée de Rousseau est-elle subtilement réévaluée. 

Réconcilier la vertu et les droits

Ainsi, si l’on voit dans le républicanisme une formulation plus lucide de la théorie libérale, Rousseau, chez qui l’on trouve un réel souci de l’indépendance individuelle dans les rapports économiques, peut apparaître comme un auteur critique du libéralisme au nom des promesses (non tenues) de celui-ci. À l’instar de la lecture proposée par Blaise Bachofen   , les auteurs voient dans la valorisation de la liberté individuelle et les différents droits subjectifs naturels qui en découlent ("droit de l’individu à définir lui-même les conditions de son bonheur, préservation de son intégrité physique et morale, droit à la propriété des biens produits par son travail et, plus généralement, affirmation du droit à disposer de soi"), des composantes essentielles de la philosophie rousseauiste   . Cette lecture d’un Rousseau critique du libéralisme au nom des principes fondamentaux de celui-ci permet d’interroger la pertinence de l’idée d’une radicale séparation entre républicanisme et libéralisme (est opportunément rappelée, note 152 page 108, la distinction, que l’on doit à Croce, entre le libérisme, c’est-à-dire le libéralisme économique, et le libéralisme politique, vision des valeurs et des institutions indispensables à la protection des libertés publiques et des droits individuels). Le citoyen de Genève serait ainsi "tout à la fois un authentique républicain et un auteur inspiré par les principes fondateurs du libéralisme : un républicain radical, au nom d’une fidélité radicale aux promesses originelles de la tradition libérale"   .

L’idéale cité rousseauiste (troisième chemin) et la patrie républicaine (quatrième chemin) doivent être comprises à l’aune de la volonté de prendre conjointement la vertu et les droits au sérieux   . Rousseau apparaît comme un républicain, parce qu’il conçoit la vertu civique comme un soutien nécessaire à la liberté (dans le Discours sur l’économie politique), et un jusnaturaliste, dans la mesure où il comprend la liberté individuelle comme un droit naturel (dans l’Émile et dans le Manuscrit de Genève). C’est en effet aux lois que les individus doivent leur liberté (Discours sur l’économie politique) et, dans cette perspective, comme le note C. Hamel, la vertu civique, "enracinée dans, et irréductible à, l’intérêt de l’individu, est moins la participation politique que l’amour des lois".

Patriotisme et cosmopolitisme

C’est à transmettre l’amour civique et à transformer "des enfants en frères au sein de la République"   , que doit servir l’éducation publique. Le patriotisme, loin de se confondre avec la volonté nationaliste de défendre l’homogénéité ethnique et culturelle, est ici compris comme désir de susciter l’amour pour les institutions politiques et le mode de vie qui soutiennent la liberté commune d’un peuple. La fraternité est donc le principe selon lequel "nos frères réels sont tous ceux à qui nous conférons les mêmes droits, et non pas seulement ceux qui sont du même sang" (Guido Calogero). L’affection réciproque des citoyens, "la seule voie d’accès à l’universel"   , est, de surcroît, dans une perspective maussienne, le moyen d’inculquer la capacité "à savoir donner, recevoir et rendre"  

Comment le patriote républicain doit-il affronter la perspective de la guerre ? C’est un chemin, le deuxième, très escarpé, mais nous devons l’emprunter car "la pensée de Rousseau sur la guerre se forge au fil de la construction de sa philosophie politique"   . Cette dernière s’élabore largement contre Hobbes : alors que ce dernier considère la guerre, dès lors qu’elle résulte du désir qu’ont les hommes de s’offenser et de se nuire, comme un moindre mal et une fatalité, Rousseau la décrit, et là réside son originalité, comme une atteinte au corps politique. Aussi peut-elle être légitime si, conséquence de l’amour de soi, elle vise la défense de la patrie, et illégitime si elle est inspirée par le désir de conquête, fruit de l’amour propre. Néanmoins il faut tendre à dépasser l’état de guerre afin de "tracer les contours de la cité idéale qu’il théorise, celle qui ne sera pas animée par une logique d’oppression, mais bien régulée par le droit commun de la République"   .

On ne peut donc qu’être surpris de la récusation rousseauiste du  cosmopolitisme, récusation paradoxale comme ne manquent pas de le souligner les auteurs, mais largement fondée sur le choix en faveur de ce que l’on nommerait aujourd’hui patriotisme civique, et aussi sur le "réalisme" de Rousseau. À ses yeux, en effet, "la fraternité prétendue des peuples de l’Europe ne semble être qu’un nom de dérision, pour exprimer avec ironie leur mutuelle animosité"   . Il n’existe certes aucun lien de nécessité entre État cosmopolite et garantie de paix. Sans doute Rousseau a-t-il compris que les États pouvaient être de puissants modérateurs de la violence et aucunement des obstacles à l’idée d’un bien commun, celui-ci supposant une diversité des perspectives permettant d’y accéder. C’est en effet grâce à l’action des États qu’a été rendue possible l’existence d’un régime international des droits de l’homme. Dès lors, le cosmopolitisme, en se privant des ressources morales des États, laisserait le champ libre à l’illimitation de la violence.

Néanmoins le sens du cosmopolitisme est dans l’idée que "notre allégeance morale fondamentale, primitive en quelque sorte, est celle qui prend sa source dans le lien qui nous lie à l’humanité tout en reconnaissant qu’un intérêt caractéristique – universel – de cette humanité est de former des sociétés et d’y vivre"   . Il est dès lors parfaitement compatible avec le patriotisme civique, celui-ci reconnaissant la double nécessité de fidélité à des appartenances singulières et d’adhésion à l’universalisme moral.  Comme l’écrit M. Viroli, "pour qu’il y ait des citoyens qui aiment et respectent la liberté des autres peuples"   , il est nécessaire de partir du patriotisme. Dans cette perspective, les fidélités nationales ne sont pas un obstacle à la citoyenneté européenne, mais une précieuse ressource.

Cette discussion entre en résonance avec le propos des auteurs lorsqu’ils nous conduisent sur l’ultime chemin, celui qui concerne les emplois de Rousseau au présent.  Ainsi une approche humaniste, telle celle défendue par René Passet, qui rappelle l’importance d’un "triple impératif de solidarité : des peuples dans le monde, des hommes dans chaque nation et des générations à travers le temps"   renoue avec la façon dont Rousseau appréhendait l’économie "sous les trois dimensions que sont les rapports des hommes entre eux, les rapports des hommes aux choses et le rapport des hommes à la nature"   . Aussi l’internationalisme de Rousseau ne se confond-il pas avec l’idéologie de la mondialisation, qui pense la planète comme un grand marché. Il exige, au contraire, "une solidarité et un échange nécessaire entre les nations, qui relève de la coopération et non de la concurrence mondialisée et en tous points dérégulée"   .
Le plaidoyer républicain de Galice et Miqueu emporte la conviction, non seulement en raison de l’empathie pour leur sujet mais surtout par la générosité communicative de leurs convictions intellectuelles. Animés par la passion du partage, les chemins empruntés en leur compagnie sont une flânerie à la fois légère et savante