Denis Clerc nous livre ici une critique du dernier livre de Bernard Maris: une lecture stimulante et ambivalente d'un économiste médiatisé, talentueux mais parfois expéditif.

Les livres de Bernard Maris sortent toujours du commun. Je vous mets au défi de trouver un seul économiste capable d’écrire, comme lui, que "Boule de Suif [la nouvelle de Guy de Maupassant] vaut tous les traités d’économie politique". Et pour cause : la plupart ignorent même l’existence de Maupassant et s’attachent surtout à vérifier qu’ils n’ont pas commis de faute dans l’écriture de leurs équations. Ceux qui ne sont pas encore atteints par cette étrange maladie qu’est la mathématophilie ou qui cherchent à maximiser les ventes de leur dernier opus visent plutôt à impressionner par la longueur de leur bibliographie, dans laquelle figure en bonne place l’intégralité de leurs publications depuis leur mémoire de maîtrise. Lire Bernard Maris, c’est d’abord un régal littéraire, non pas à la Proust – des phrases qui n’en finissent pas et des descriptions qui ne vous font grâce d’aucun détail -, mais plutôt à la Cavanna   , voire à la Céline   , avec des phrases coup de poing, des emportements de la plume, des métaphores qui font mouche. Bref, Maris est un écrivain, un vrai, cultivé et curieux de tout, ce livre le montre à l’évidence. Tous ceux qui l’écoutent sur France Inter le samedi matin, dressant de l’encadré du jour un portrait tantôt vachard, tantôt aimable, mais toujours percutant, savent qu’il est aussi bon à l’oral qu’à l’écrit. Il aurait pu être tribun, chansonnier ou humoriste, il a choisi d’exprimer ses humeurs avec sa plume, et il le fait bien, même s’il finit par avouer, à la fin du livre, "Je souffre de n’avoir que des amis et des gens qui me veulent du bien partout, surtout dans les médias." Bernard Maris, en fait, a du pouvoir, et on le caresse dans le sens du poil, tout en se gardant bien de partager ses indignations.

Mais est-il un bon économiste ? Je l’avoue, il m’est arrivé parfois d’en douter, en lisant certaines des chroniques signées "Onc’Bernard" dans Charlie Hebdo, voire certains de ses livres (je ne les citerai pas), lorsque, cédant à la tentation populiste ou au plaisir de la formule, il ridiculisait injustement tel analyste ou telle politique, sautait allègrement par-dessus les contraintes du réel. Comme Alice, à laquelle il fait souvent référence, il lui arrive de traverser le miroir, confondant le domaine du possible avec le pays des merveilles. Certes, quand on est agrégé des Facultés   en sciences économiques, on est censé faire partie de l’élite intellectuelle, connaître son Adam Smith ou son Léon Walras par cœur (mais pas Karl Marx, surtout pas), manier avec dextérité la maximisation sous contrainte et pas mal d’autres choses. Mais je sais d’expérience que ce brevet de compétence qu’est censée apporter l’agrégation du supérieur peut être bidon. Et donc que ce titre de Professeur de sciences économiques (que Bernard Maris ne revendique pas, ce qui est à son honneur) n’est pas vraiment une preuve d’acuité en économie. Au fond, peu importe. Si je ne fais pas (trop) confiance à Bernard Maris pour dire si l’euro a ou non un avenir, si le revenu d’existence est ou non possible ou si la taxation du carbone doit se substituer aux cotisations sociales sur le travail, je le lis avec plaisir et intérêt quand il s’agit de franchir les frontières de l’économie. Car la qualité de Bernard Maris, ce n’est pas d’être un bon économiste, mais de savoir sortir des frontières de la discipline, de nouer des liens avec d’autres approches, de mettre du Freud dans Keynes, de la morale dans l’économie et du Maupassant dans les traités. Et, là, il est excellent, jouissif, irremplaçable.

Ce n’est donc pas d’économie que ce livre entend traiter. Mais des ancêtres du socialisme et, accessoirement, de leurs successeurs actuels, qui se sont toujours fait rouler dans la farine. Et de son père, instituteur, militant socialiste de la section de Muret, aux idéaux trahis, mais qui, avec les autres militants (et, de temps à autre, Vincent Auriol), entonnait le chant de l’armée de l’Ebre, par solidarité avec les républicains espagnols. Cette section de Muret, comment a-t-elle digéré les trahisons, les contraintes, l’oubli des promesses ? "Vous ne pouvez rien faire ? Alors laissez gouverner la droite", s’écrie-t-elle, quand la coupe est pleine. Bernard Maris approuve. Il n’aime pas "l’eau de vaisselle économique, grise, triste, issue des éviers de Bercy, [qui] a recouvert les âmes socialistes", il avance qu’"il n’y a pas de politique économique socialiste", que "les socialistes ont triomphé dans les combats démocratiques et perdu dans les combats économiques". Ce ne sont pas les socialistes qui ont trahi, mais l’économie qui les a piégés. Mais je vais trop vite. Reprenons donc par le début.

Le début, ce sont ces grands noms qui ont jalonné l’histoire du socialisme   : les utopiques comme "le" scientifique, Marx, qui les méprisait, bien que, moralement, il n’arrivât pas à la hauteur de la plupart d’entre eux. Quand Bernard Maris évoque Proudhon, il ne peut s’empêcher de souligner que, lui, au moins, "n’engrossa pas sa servante, ni ne conduisit ses filles au suicide comme le bon docteur Marx qui le vilipendait." Cela nous vaut quelques magnifiques et remarquables chapitres, dans lesquels éclate la sympathie de l’auteur à l’égard de ces "utopistes", si mal nommés et traités habituellement. Des rêveurs ? Allons, allons ! Charles Fourier, par exemple, "pauvre, autodidacte, célibataire", qui "veut non pas libérer les hommes de leurs passions, mais au contraire libérer les passions des hommes, rendre socialement utiles les passions humaines". Un programme qui anticipe mai 68, Woodstock et même Rifkin, qui propose aujourd’hui que chacun produise son énergie. D’où ce cri du cœur de Bernard Maris : "Fourier propose la libération des passions ; avouons qu’opposée à la banale libération des égoïsmes et des calculs monétaires qu’offre le marché, c’est incroyablement osé ; dangereux ; inquiétant ; subversif ; révolutionnaire. Toutes ces histoires de coût du travail et de compétitivité qui enferment le socialisme contemporain dans la cage de fer du calcul glacé sont le cadet de ses soucis."

Et Proudhon, qui "rêve d’un monde de juste réciprocité, équitable", et propose l’abolition de l’intérêt, pour se limiter au coût de gestion du crédit, faudrait-il le mettre au rancart, alors que même les pays de la zone euro admettent que le contrôle des banques est une nécessité si l’on ne veut qu’elles nous entraînent dans des catastrophes sans nom ? Proudhon, nous rappelle Maris, faisait de l’union des forces et de la division du travail l’origine essentielle des gains d’efficacité (des gains de productivité, si l’on préfère) du travail, et appelait "plus-value" le surplus d’efficacité ainsi engendré. Marx récupérera le terme, mais pas la définition. Mais pourquoi donc Marx a-t-il récusé Proudhon, le traitant de tous les noms, alors qu’il s’en est copieusement abreuvé dans ses écrits   ? Parce que, chez lui, "l’accumulation des forces productives" résoudra, il en est persuadé, tous les problèmes, dès lors qu’elles seront entre les mains du prolétariat. Malheureusement, "les socialistes français ont ignoré de Marx ce qu’il fallait retenir [la fraternité] et retenu ce qu’il fallait ignorer" : la lutte des classes, le dégoût des entrepreneurs.

Et Jaurès, et Mauss, et Blum, et même Bourgeois et son solidarisme (curieusement, Bernard Maris ne dit mot de Charles Gide, qui joua pourtant un rôle essentiel pour convertir Jaurès et Mauss à la coopération). Un Jaurès dont Bernard Maris nous rappelle que son assassin fut acquitté et sa veuve condamnée aux dépens… Et dont il nous cite aussi une phrase : "marcher et chanter, et délirer même sous les cieux, respirer les larges souffles et cueillir les fleurs du hasard."

Hélas, c’est de l’inverse que nous parle – on n’ose dire "nous chante", comme Jaurès le souhaitait - le socialisme moderne, "technocratique, statistique, étatique et non démocratique, globaliste, mondialiste, libre-échangiste, oubliant la morale au nom de l’efficacité et de la gestion, refusant le passé au nom du progrès et de la modernité, oubliant l’hymne à la beauté". Les successeurs de ces grands hommes s’appellent Pierre Bérégovoy, Pascal Lamy… : le socialisme "souffre d’économisme, cette maladie grise. Il se croit obligé d’apporter quelque chose de plus efficace, de plus gestionnaire." Et il y perd son âme : "l’obsession économique fut la grande faute socialiste". En mettant son énergie à faire mieux que le capitalisme sur ce plan, les socialistes ont mis leurs pieds dans les pantoufles du capitalisme, ont confondu progrès et accumulation de marchandises, bonheur et croissance. "La liberté est un combat et non un bien de consommation, même si l’asservissement moderne ne nécessite plus le fouet : il suffit de considérer les hommes incarcérés dans leurs voitures matin et soir sur les périphériques pour le constater." Au passage, Bernard Maris n’en est pas à une contradiction près : lui qui refuse la lutte des classes de Marx aurait bien aimé, quand la crise financière a éclaté en 2008, que l’Etat mette "quelques banquiers en taule", ce qui aurait "fait plus de bien au moral et ramené plus de confiance dans l’économie que dix G20, G7 ou G quelque chose." Mais on est ici dans le symbolique plus que dans l’opérationnel, et on lui pardonnera ce qui ressemble davantage à l’effet de manche d’un avocat qu’à la formulation d’un programme.

Au fond, ce livre est un réquisitoire contre l’économie faite par un économiste. On s’en étonnera peut-être, mais ce serait se méprendre. Maris a trop longtemps rongé son frein comme professeur : il ne pouvait décemment dire à ses étudiants ce qu’il pensait d’une matière devenue au fil du temps un support idéologique essentiel de l’économie de marché et du capitalisme. Il ne pouvait pas davantage leur dire que leur futur métier était un éteignoir personnel. Il se défoule donc dans un livre, en appelant les socialistes à ne plus se laisser piéger par l’économie, à revenir à l’utopie, celle qui rend possible d’autres horizons que celui d’une course incessante à la consommation. Comment ne pas le comprendre, voire l’approuver ? Reste cependant que, dans ce réquisitoire, les effets de manche masquent un peu – et même beaucoup – le fait que nul ne sait trop aujourd’hui quels sont les possibles vraiment possibles. Réduire le chômage, les inégalités, la précarité,… tout cela, ce sont des objectifs. Le vrai problème est de savoir comment on peut passer à l’acte sans mettre les mains dans le cambouis, donc sans gérer cette économie grise, toute capitaliste qu’elle soit. Les révolutionnaires ont la réponse : rompre un bon coup avec le système. Sauf qu’on sait ce que ça a donné. Bernard Maris, s’il est quelque peu anar, n’est pas révolutionnaire : ses modèles, on l’a vu, sont Jaurès, Fouillée, Mauss, Blum, des pragmatiques, persuadés que la société peut évoluer et que, pour cela, il faut parfois composer avec le réel, passer des compromis, mais sans perdre de vue les objectifs. C’est-à-dire, justement, gérer cette économie grise qu’il condamne par ailleurs. Pas étonnant que ce livre se lise avec plaisir, mais qu’on le referme plus interrogatif que convaincu