Des 'mélanges' en forme d'hommage à un des plus grands tropicalistes français.

"Je ne serais pas géographe si je ne croyais que la géographie pouvait être un puissant instrument de compréhension du monde où nous vivons et partant, un outil pour sa transformation, si je ne pensais pas qu’elle peut être, au sens le plus large du mot, œuvre politique". "Le géographe est fondamentalement un sensuel" : ces deux propos émanant du géographe africaniste spécialiste du monde rural, Jean-Pierre Raison, donnent à elles seules un aperçu assez juste du personnage principal de ce livre d’hommages un peu particulier.

En effet, la tradition des "mélanges" offerts à un professeur, souvent à l’occasion de son départ en retraite, est ici reprise mais avec humour, distance et affection, si bien que Jean-Pierre Raison y apparaît à la fois dans sa dimension de chercheur, de professeur, mais aussi d’ami ou d’éclaireur intellectuel : on l’a compris, le titre du livre est un jeu de mots destiné à éviter un trop pesant "hommage au Professeur ***". Les raisons de la géographie peuvent donc être lues de plusieurs manières : pour ceux qui connaissent à un titre ou un autre l’une des figures de la géographie rurale tropicale, un témoignage émouvant et chaleureux, pour ceux qui s’intéressent aux évolutions conceptuelles et thématiques de la géographie depuis plusieurs décennies, une synthèse originale, et pour ceux qui cherchent des exemples précis et inattendus, une source intéressante.

Le livre est composé de dix-neuf chapitres écrits par autant d’amis et collègues de Jean-Pierre Raison, certains de sa génération, d’autres qui se désignent comme disciples (dont les trois jeunes coordonnateurs du projet), par d’anciens doctorants   , mais aussi par le directeur de la maison d’éditions de sciences humaines Karthala, qui publia en 1984 le monument qu’était la thèse d’Etat de Jean-Pierre Raison (Les Hautes Terres de Madagascar et leurs confins occidentaux. Enracinement et mobilité des sociétés rurales   , 2 volumes, 1276 pages) ou bien par l’un de ses maîtres à l’université de Nanterre, Paul Pélissier, dont l’énergie et la rigueur intellectuelle forcent toujours le respect de ceux qui le côtoient. Tous ont répondu à l’appel à contributions, centré sur la notion d’itinéraire. Le résultat en est tantôt une interprétation littérale, les auteurs ayant choisi de narrer un itinéraire sur le terrain partagé avec Jean-Pierre Raison (voyage d’études, visite à des étudiants, voire voyage imaginaire au Brésil pour Hervé Théry), tantôt une interprétation métaphorique, les contributeurs ayant alors entendu la notion d’itinéraire au sens de cheminement intellectuel. De la coexistence de ces approches très diverses en ressort un portrait assez saisissant d’un géographe à la fois "de cabinet", c’est-à-dire avec une profonde exigence intellectuelle et une grande rigueur, et "de terrain", qui explore les campagnes malgaches et africaines avec délectation. On comprend mieux alors pourquoi Jean-Pierre Raison se définit comme un "sédentaire contrarié".

Le livre s’organise en trois parties. La première, à la tonalité assez personnelle, s’intéresse aux itinéraires à la fois concrets et intellectuels : plusieurs anciens doctorants y témoignent, des collègues évoquent les chemins parcourus avec Jean-Pierre Raison à l’occasion de voyages d’études ou du montage de programme de recherche, en Afrique du Sud, à Madagascar, son pays de prédilection, ou encore en Guyane.

La deuxième partie est consacrée à des thématiques rattachées aux centres d’intérêt de Jean-Pierre Raison et éclairée par des chercheurs s’inscrivant dans son sillage. On y trouve à la fois des approches très stimulantes en géographie économique (les petits entrepreneurs informels urbains en Afrique), en géographie culturelle (le rôle des tombeaux dans l’identité d’une société citadine, à travers la notion de société géographique créée pour les paysans malgaches et ici reprise par Philippe Gervais-Lambony) ou encore en ethnogéographie (les identités des sociétés rurales africaines). Plusieurs auteurs exposent comment Jean-Pierre Raison a contribué à les aider à déjouer des idées reçues dans le monde scientifique : oui, la notion de crise est pleinement opératoire pour rendre compte des difficultés considérables auxquelles sont confrontés les citadins africains, alors qu’il est parfois de bon ton d’en dénier les fondements scientifiques. Non, il ne faut pas idéaliser béatement le travail informel et s’extasier sur la débrouillardise des petits entrepreneurs car leur situation est très précaire. Non, le secteur informel ne saurait constituer une alternative au rôle défaillant de l’Etat et des pouvoirs publics en tant que sortie de crise. D’autres chapitres, plus classiques car relevant de l’étude de cas ou de la monographie, s’attachent à une géographie du sacré (comparaison entre le vaudou haïtien et le candomblé brésilien) ou aux pasteurs d’Afrique de l’Ouest face à une épizootie à la fin du XIXe siècle.

On pourra regretter de ne pas trouver dans cette deuxième partie d’échos aux ambitions que Jean-Pierre Raison concevait pour la discipline géographique : la dimension politique si importante à ses yeux n’apparaît finalement que bien peu dans les contributions proposées, sauf peut-être dans l’article consacré aux entrepreneurs. Il est dommage que les très nombreux travaux de Jean-Pierre Raison ne soient pas ici évoqués si ce n’est dans une liste bibliographique à la fin du livre. On y relève pourtant nombre de thèmes passionnants et qui révèlent l’ampleur du champ couvert par notre chercheur : migrations, colonisation agraire, conflits fonciers, crise urbaine, évolution des structures sociales en Afrique, mais aussi géographie électorale ou impacts territoriaux de choix politiques comme en Tanzanie socialiste. La liste des publications de Jean-Pierre Raison montre à quel point il n’est pas seulement le seul "tropicaliste" spécialiste des campagnes, mais l’un de ceux qui aura le plus contribué à montrer que l’Afrique était en évolution dans tous les domaines et dans tous les espaces.

Enfin la troisième partie est centrée sur les liens entre la géographie rurale et l’agronomie, à travers diverses contributions, dont une très belle "géographie du regard" par Sophie Moreau. Elle livre d’une part une évocation tout en finesse du regard du géographe sur une société dite traditionnelle (les Betsileo de Madagascar) et étudie d’autre part le rôle du regard des habitants en tant qu’instrument de contrôle social et politique au sein de cette même société.

Dans cette troisième partie d’autres lacunes du livre pourraient être relevées, mais les coordonnateurs expliquent eux-mêmes en introduction que l’ouvrage ne reflète que les contributions spontanées des auteurs. Il aurait cependant peut-être été judicieux de proposer une mise au point sur le débat épistémologique vif concernant les évolutions de la géographie tropicale qui fait rage depuis trois décennies. L’œuvre de Jean-Pierre Raison constitue en effet une synthèse de tous les courants possibles de ce champ de la géographie sans prise de position idéologique : géographie tropicale certes (souvent accusée d’être déterministe et descriptive), mais aussi géographie du développement en tant qu’acteur institutionnel.

Au total, il s’agit là d’un livre foisonnant, destiné à être lu de différentes manières, qui séduira les amoureux de la géographie et pourra peut-être aider ceux qui méconnaissent cette science humaine à l’apprécier. De cette attention constante du géographe aux détails, aux hommes et à toutes les dimensions de la vie humaine, en témoigne peut-être le mieux cette question qu’Hervé Théry prête de manière fictive à Jean-Pierre Raison découvrant le front pionnier amazonien : les colons envisagent-ils de rapatrier le corps des défunts dans leur région d’origine, à des milliers de kilomètres, comme le font les paysans malgaches ? et d’entendre, ébahi, que non, quelle idée saugrenue ! Voilà qui nous montre l’irréductible diversité des sociétés humaines, dont les géographes – tout comme d’ailleurs les anthropologues, les ethnologues ou les sociologues - s’obstinent à rendre compte, allant à l’encontre d’une vision uniformisée du monde trop souvent véhiculée par les acteurs institutionnels du développement.