Dans un style accessible à tous les lecteurs, Edward Glaeser, professeur d’économie urbaine à Harvard, fait le point sur ses recherches et démontre pourquoi et comment la ville libérale se réinvente sans cesse.
Comment ne pas aimer la ville ? En tout cas, Edward Glaeser l’aime, lui. Et ce professeur d’économie urbaine de Harvard, considéré comme un des penseurs majeurs de son domaine par ses pairs en Amérique du Nord, nous le fait savoir dans cet ouvrage qui résume pour un lectorat non restreint aux seuls professionnels de la question urbaine, et donc dans un style familier et bienveillant, son travail universitaire. Encore qu’il n’aime pas seulement la ville, mais qu’il est bien plus époustouflé par les manières dont les humains font preuve d’ingéniosité et de ressort dans leur quête de mener tant bien que mal une vie qu’ils jugeront épanouie. Ces manières, pour Glaeser, prennent sens à partir de plusieurs facteurs qui peuvent être regroupés en une idée principale : les environnements urbains denses constituent la forme d’organisation humaine la plus aboutie jusqu’à présent pour le bon déroulement de la vie humaine. À ce propos, le titre original du livre, Triumph of the city. How our greatest invention makes us richer, smarter, greener, healthier and happier, reflète plus fidèlement le programme auquel nous convie Glaeser pour explorer les conditions présentes d’un tel aboutissement.
S’enthousiasmer pour les villes
Enfin ! s’exclamerait Glaeser, faire l’expérience de la ville est désormais une réalité pour la plupart des êtres humains, où qu’ils soient sur cette terre. Comment, malgré tout, ne pas s’en réjouir ? "Les villes sont la plus grande invention de l’espèce humaine. C’est là ma conviction et c’est ce que je veux montrer dans ce livre" . En neuf chapitres, le lecteur est invité à suivre les pas de ces femmes et ces hommes, quidam ou figure emblématique (très liée, forcément, à l’histoire des États-Unis), qui, par leurs expériences, profitent des prises qu’offre la ville ou innovent lorsqu’ils font face à des contraintes, se montrent créatifs pour les devancer. Un mémento final, en guise de conclusion, rappellera les 10 points importants qui font des villes et de leurs habitants la synthèse de ce que l’humanité fait de mieux pour être ― "le triomphe ultime de la ville" .
De Boston à Bangalore, un même élan est partout visible, celui de vastes territoires urbains favorisant les interactions humaines. L’intensité des échanges traduit pour Glaeser la source de l’innovation qui mène ainsi à l’idée du bien-être dans ses dimensions sociale et économique. À travers un grand nombre d’exemples, mis en lumière sur la base d’une panoplie de données statistiques et de moult anecdotes qui puisent dans les histoires d’une galerie assez vaste de personnages qui ont marqué et, donc, marquent d’une manière ou d’une autre notre époque contemporaine, Glaeser fait montre de l’accroissance des villes suite à une croissance sans précédent de leur prospérité et de leur développement. Plus que jamais, constate-t-il, formant ainsi la thèse principale de l’ouvrage, les villes remplissent immanquablement leur rôle de moteur de l’innovation, entrainant dans leur sillage des rassemblements humains qui animent ce dynamisme. Que tirer de cette prémisse ? La finalité est simple, plus une société est prospère plus elle connaît le bonheur. Autrement dit, c’est-à-dire comme le prêtent à dire les statistiques, plus grand est le taux d’urbanisation et plus heureux sont les gens. Quant à savoir si tous bénéficient des mêmes avantages, ce qui n’est clairement pas le cas, là n’est pas son propos. Il s’attache plutôt à montrer les défis auxquels ont à faire face les villes pour que les conditions de vie de tous ne deviennent pas insurmontables pour quelque uns.
C’est par cette équation du bonheur ― c’est moi qui surnomme ainsi sa pensée économique ― que Glaeser distingue alors cet élan. Il le fait par le biais d’une conception écosystémique de la vitalité socio-économique : "Le succès d’endroits comme Bangalore ne découle pas seulement d’échanges intellectuels internationaux. La force de ces villes est aussi de créer un cercle vertueux : les employeurs sont attirés par un réservoir d’employés potentiels, et les travailleurs par l’abondance d’employeurs potentiels" (p. 36). Le secret au cœur de ce processus tient à la densité des lieux de vie : "À Florence, pendant la Renaissance, une floraison de génies artistiques débuta lorsque Brunelleschi parvint à comprendre la géométrie de la perspective. Il transmit son savoir à son ami Donatello, qui utilisa la technique dans ses bas-reliefs. Leur ami Massacio l’appliqua ensuite à la peinture. Les innovations artistiques étaient de remarquables effets secondaires de la concentration urbaine, car la richesse de Florence provenait d’activités plus prosaïques : la banque et la fabrication de vêtements" . Ce qui vaut pour hier vaut pour aujourd’hui. L’auteur cherche à montrer que cette disposition socio-spatiale n’est pas chose nouvelle, qu’elle est même un trait anthropologique et même, si l’on peut dire, urbanologique. C’est sur la base de cette dynamique à l’origine de l’innovation qu’il fait l’éloge de la ville. Ce, de manière à souligner ce pourquoi elle a été inventée, c’est-à-dire de mettre en perspective les facteurs de réussite (densité, proximité, environnement familier) qui contribue pour ses habitants à mener une meilleure vie, ou du moins convenable, et les besoins (sécurité, ville consommatrice ou ludique, écologie, etc.) qu’elle peut combler.
La quête de la quintessence urbaine
Si les centres urbains se révèlent être de plus en plus convoités à mesure qu’ils sont de plus en plus peuplés, c’est parce que les contacts humains de face-à-face sont la forme d’interaction privilégiée. Au milieu de ces sept milliards d’humains, sans compter les quelques milliards d’autres à venir, parler l’un en face de l’autre, surtout dans l’exercice de son activité professionnelle ou simplement rémunératrice, n’a pas de prix. Ou, justement, cela se monnaie. Cette thèse expliquerait les multiples dynamiques socio-économiques qui font la ville, des plaisirs qu’elle offre avec le développement ces dernières décennies de la fonction ludique (musées, restaurants, bars ou autres lieux de rencontre), ou encore les différentes formes urbaines, toutes plus ou moins controversées, que permettent les technologies de transports (l’ascenseur et le gratte-ciel ; l’automobile et l’étalement urbain). Par conséquent, la proximité et la mobilité se révèlent être les éléments-clés qui incitent les acteurs d’une ville capables d’en tirer les avantages (pouvoirs publics et entreprises) à ne pas lésiner sur les moyens pour mettre en œuvre différentes stratégies pour canaliser au cœur des villes le fluide innovant. L’économie du savoir ― ou ce que l’auteur appelle "la capacité à générer des idées" ―, efficacement produite quand les gens sont proches, est bien évidemment le moteur, mais aussi l’objectif, en amont.
Cette tendance, en même temps, se propage pour devenir ce pour quoi se dessinent des dynamiques socio-économiques similaires en différents points urbains du monde, et ce, quelque soit leur historicité. L’auteur le montre avec l’Inde ou la Chine. Finalement, elle exprimerait une sorte d’urbanité idéale dont il serait avantageux de reproduire les conditions d’existence. Mais, d’un autre côté, que faire de ceux qui ne peuvent prendre ce train ? Des réservistes ! L’auteur pointe le fait que le caractère centripète de la ville des pays dits en développement ― principal phénomène du grossissement du taux d’urbanisation mondial ― magnétise les non-urbains les plus pauvres, même si c’est pour se retrouver dans des lieux qualifiés négativement, mal-aimés car antithétiques aux conditions du succès. Pourquoi viennent-ils s’agglutiner dans les marges, interstices et autres lézardes de la ville capitaliste ? Quelqu’un peut "s’interroger sur le bien-fondé de l’urbanisation massive, mais la pauvreté urbaine présente en réalité de nombreux aspects positifs" . Pour l’auteur, leur milieu de vie originel, bien souvent campagnard ou rural, représente un cul-de-sac. La ville est présentée alors comme un lieu de possibles. Virtuellement, elle exempt le néo-citadin d’une vie dont la trajectoire se résumerait au seul sillon qui l’a vu naître. Bien évidemment, migrer vers la ville ne lui assure nullement une vie plus exaltante. Et qu’il vienne grossir les rangs des forces dormantes de la ville est secondaire pour l’auteur.
Certains groupes d’habitants produisent alors les conditions du succès des villes. Mais par moments, malgré tous les efforts que ces derniers consacrent à leurs activités, et qui font rayonner la ville, des phénomènes non anticipés viennent bousculer l’ordre en place. Pourquoi, par exemple, s’entêter à vouloir sauver la Rust Belt en investissant dans les infrastructures des villes comme Détroit ? La Détroit rutilante du milieu du XXe siècle ne se doutait pas qu’on puisse installer devant elle un marche-pied post-industriel. Pour l’auteur, même le meilleur des hommes ou la meilleure des politiques publiques ne peuvent renverser une tendance profonde produisant le déclin d’un lieu. C’est sans détour qu’il juge bon que l’investissement ou le réinvestissement ait lieu dans le " capital humain ", qu’il serve à aider les gens plutôt que les lieux qui périclitent. Il trouve, autre exemple, dommage que les responsables de la Nouvelle-Orléans, à la suite des dommages causés par l’ouragan Katrina, dépensent des milliards de dollars dans la reconstruction plutôt que dans l’aide à ses habitants. Car avec l’argent, ils pourront plus facilement envisager une nouvelle vie là ou ailleurs. "La grandeur de la Nouvelle Orléans a toujours découlé de ces habitants, et non de ses immeubles" . Un bon maire, dit-il, est quelqu’un qui fournit les ressources et facilite les conditions qui feront que ses administrés décident s’ils veulent ou pas prendre la ligne de fuite à leur disposition ; et non pas celui qui privilégie la reconstruction (Par quoi commencer ? Quel lieu en priorité ?) et laisse les pauvres rester pauvres dans leur lieu appauvri. On l’aura compris, le propos de l’auteur est parfois polémiste.
C’est donc à travers les gens, la diversité des habitants d’une ville, que se mesurent sa convivialité, sa richesse, sa créativité, en somme sa vitalité. Il s’appuie sur l’héritage de Jane Jacobs qui voyait à travers la déambulation le moyen de saisir l’"âme de la ville". Mais, à l’heure de la "ville consommatrice", c’est-à-dire celle que l’on vit ou se représente de plus en plus par le biais de ses fonctions ludiques, il vilipende sa lecture de l’urbanisme. Celle-ci se prononçait à une époque en faveur d’une limitation des dynamiques résidentielles de densification (grands projets urbains fonctionnaliste consacrant les hauts buildings à la place de maisons de villes ou d’immeubles à condos de quelques étages). L’idée était d’éviter une perte du sentiment d’appartenance, à l’origine de cette âme justement, ainsi que, d’un point de vue plus pragmatique, une trop forte spéculation foncière qui évincerait les citadins moins aisés. La ville ainsi abordée entrouvre la porte à différentes stratégies de sauvegarde et de mise en patrimoine certes bénéfiques, mais qui, pour l’auteur, engendrent des coûts. La ville selon Jacobs perd de vue un principe d’équité parce que le non renouvellement des infrastructures dans les années 1960-70 ne répond pas aux dynamiques de croissance démographique contemporaines qui saturent par la demande l’offre de logements en centre-ville. Ce qui par conséquent empêche les moins nantis de bénéficier d’un choix élargi en matière de stratégie résidentielle et d’une certaine manière d’être moins convenablement représentés dans l’offre ludique associée au centre-ville, en comparaison avec ceux qui ont les capacités financières de l’investir et d’en profiter pleinement. Pas besoin de s’étonner dès lors que la classe moyenne américaine soit partie refaire, réorganiser sa vie en banlieue.
L’argument de la densité tombe alors à point. Car aujourd’hui, révélant sous un angle autre que socio-culturel le problème de la ville américaine et ses banlieues, rien n’a été inventé de plus "brun" qu’une banlieue joliment arborée. En effet, quoi de plus "vert" que le béton des buildings du centre-ville, que le minéral favorisant la densité ? Dans les derniers chapitres, l’auteur s’attache à démonter le mythe américain de la banlieue comme seuil à partir duquel accéder à la nature ― ce qui pour un lectorat français peut sembler déjà à une hérésie. Il s’inquiète dès lors de l’évolution de cette tendance lorsqu’ailleurs dans le monde l’on voudra reproduire cette dynamique si particulière. C’est pour ça qu’il projette, en respect d’ailleurs avec les principes de l’économie néo-classique qu’il partage, cet idéal de la densité dans les autres villes du monde (il a en horreur cette réglementation qui interdit au centre-ville de New Delhi de construire des bâtiments de plus de deux étages...). Il n’empêche qu’il se veut rassurant sur cette question de l’étalement urbain, car il prédit que cette période qui a été témoin du détournement de la bonne forme urbaine en faveur de la banlieue prendra fin. Le futur de la ville sera dense!
Une telle lecture des villes et de l’organisation humaine sous-jacente s’inscrit en continuité avec les thèses à succès portant sur les villes comme milieu de vie créatif, soit sous l’angle d’une contribution à la puissance socio-économique des espaces urbains ; une ville comme New York, exemple récurrent dans cet ouvrage ― ne serait-ce que parce que l’auteur y est né et y a vécu une bonne partie de sa vie ―, jouit de la réputation d’être la meilleure ville où vivre à l’échelle des États-Unis. Mais, l’auteur a souvent tendance à porter au pinacle le "bon" modèle de gestion libérale des villes, qu’il préfigure sur la base d’une idéologie communautaire et de l’émancipation individuelle (reprenant par là des principes développés par Wirth, de l’École de Chicago, sur la communauté de pensée ou d’intérêt). Si le développement de sa pensée et les exemples qui parsèment son ouvrage sont intéressants, car ils montrent les avancées contemporaines des théories économiques libérales nord-américaines sur la ville à travers leur inscription dans l’histoire, ce dernier aspect peut également pousser le lecteur à être prudent quant à ce propos