Comment s’agencent, chez Foucault, le concept et l’expérience ? L’auteur entreprend de réexplorer l’œuvre du philosophe à la lumière de ce projet.
Afin d’aborder cet ouvrage difficile pour les non-spécialistes – d’autant qu’il s’agit d’une thèse de doctorat remaniée pour la publication -, il convient de rappeler que la question du concept a été mise au centre de la philosophie de la fin du XX° siècle. Entre Jean Cavaillès qui pose à nouveau la question du concept à l’encontre de la phénoménologie et Gilles Deleuze qui fait de la philosophie l’instance même de la"création de concepts", on reconnaît en cette question une formulation décisive : à quoi a affaire le philosophe sinon à des concepts ? Pas des images (encore cela existe-t-il : l’allégorie de la caverne de Platon, le garçon de café chez Sartre, ...).
Mais, si tel est le cas, qu’en est-il donc de la vieille idée d’une philosophie entièrement vouée au bien, au vrai et au beau ? Elle disparaît. Au profit de quoi : du concept ? Néanmoins, tout n’est pas réglé par là : concept de quoi ? Et qu’entendre par concept ? Une forme éternelle, un mode fini de la pensée, une représentation de l’entendement, une identité concrète de l’idée, ... ? A ces considérations s’en ajoute une autre. Dans la plupart des cas, on associe traditionnellement concept à méthode. Or ce n’est pas non plus le genre d’association qui court dans les écrits récents des philosophes.
Encore moins chez Michel Foucault, dont il est question maintenant, à partir de ce livre consacré à "l’expérience du concept". Le lecteur aura compris, consacré ni au concept seul, ni à la méthode liée au concept, ni à la « création de concepts » (version Deleuze), mais à l’expérience du concept. Encore faut-il ajouter, sans qu’un sujet puisse être placé à l’origine de l’expérience.
C’est donc de ce chantier ainsi ouvert que s’occupe l’auteur, chargé de recherche au Centre d’innovation et de recherche en pédagogie et membre de l’Association pour le Centre Michel Foucault. Il précise d’ailleurs d’emblée que les réflexions recueillies dans ce livre sont nées d’une série de questions concernant l’une des catégories de Foucault, par ailleurs tardive, celle de "population" (largement déployée dans les Séminaires). Cette catégorie n’est pas aussi flottante qu’on pourrait le croire, puisqu’elle relève à la fois d’une démarche scientifique, celle de la démographie, et d’une discipline politique, celle de l’action des gouvernements. Néanmoins, si le concept de population a fini par devenir chez Foucault un concept organisateur, la question revient alors sur le devant de la scène : qu’est-ce qu’un concept pour Foucault ?
Le point de départ du travail de l’auteur – ce concept de population – est donc débordé rapidement par une autre recherche. Il devient question maintenant d’analyser les rapports entre concept et expérience, en interrogeant désormais de manière transversale, dans le corpus foucaldien, les concepts, leur champ de validité, leurs conditions de possibilité, leur application à une analyse du présent. Et par rebond, il devient nécessaire d’éclairer aussi le rapport de Foucault à l’histoire des sciences et à l’histoire des idées politiques.
Cela étant, l’auteur le précise clairement, il n’est pas question pour lui de traverser systématiquement le corpus foucaldien. Il n’en retient que certains pans. Il est même précisément affiché qu’il s’agit de définir, à travers sa lecture de certains travaux charnière de Foucault, un modèle d’analyse historico-critique, qui doit permettre d’avancer sur les pistes qu’il a lui même entrouvertes. Et l’auteur de raffiner encore : il souhaite "mettre en lumière la forme de la pensée foucaldienne, afin d’en rendre l’usage encore possible pour nous aujourd’hui, voici en quelques mots le fil conducteur que nous avons essayé de suivre".
Ainsi ouvert, le chantier conduit tout de suite à parcourir la conception foucaldienne de l’histoire. Ce qui revient à rappeler comment et pourquoi Foucault récuse le causalisme historique. Il sait fort bien que l’histoire est encore, à son époque, le lieu privilégié de la causalité. Les approches historiques classiques se donnent pour tâche de mettre en évidence des causes nécessairement antérieures à leurs effets et des effets qui s’en suivent en déclinant des présents tous enfermés dans ce présupposé linéaire et continu, selon lequel toute époque contient en elle le germe de la suivante. On sait maintenant qu’un tel propos, par ailleurs mécaniste même s’il se prend pour déterministe, revient à condamner l’histoire, celle des historiens cette fois, à reconstituer le lien causal déterminant l’enchainement des événements. Ce qui a l’inconvénient non moins grand de barrer la possibilité même d’un événement.
En introduisant la discontinuité dans l’histoire, et pas seulement cela, mais aussi les notions d’épistémè, de conditions historiques a priori, ..., Foucault transpose le principe de différence dans ce champ et insiste pour faire valoir la non-commensurabilité entre deux réseaux conceptuels, entre deux usages d’un même mot renvoyant à des disciplines concurrentes, et donc entre deux épistémès, quand ce n’est pas entre des actions. La thèse de la discontinuité radicale entre des réseaux, ici de concepts historiques situés, a permis, dans les années 1970-1980, un renouvellement de la façon d’écrire l’histoire et l’histoire des sciences en particulier. On sait qu’à côté des ouvrages de Michel Foucault, ceux du biologiste François Jacob, comme d’autres, sont une parfaite illustration de ce parti pris. Postuler des discontinuités, des seuils, des ruptures a conduit à rejeter une approche de l’histoire des idées ou de l’histoire intellectuelle privilégiant la genèse des idées – l’ancienne histoire des idées, à la Lanson ou positiviste en matière d’histoire des sciences -, les continuités ininterrompues et la totalisation historique que visait notamment la critique foucaldienne dans l’Archéologie du savoir.
Reste à éclairer la notion d’expérience. Pour comprendre le lien opéré par l’auteur de cet ouvrage entre expérience et concept, il convient de souligner, là aussi, que les expériences qui intéressent Foucault, sont toujours des expériences de pensée, dans le cadre épistémologique, évidemment. Ces expériences de la pensée nous permettent de prendre du recul, de la distance par rapport à ce que nous faisons, à nos comportements et à nos formes d’action. On sait que chez Foucault, elles sont même factrices de remaniements profonds dans la texture des ouvrages. La célèbre Histoire de la sexualité en témoigne avec brio. Quelques phrases majeures de la préface du 2e volume (faut-il encore l’appeler ainsi ?) n’ont échappé à personne. Mais elles sont aussi redoublées de toutes ces expériences limites dont il aime à faire état (en littérature, dans les arts, en sciences, ...), parce qu’elles bouleversent notre conduite, nous obligeant à regarder en face les a priori historiques régissant les expériences d’une époque. Ces a priori historiques définissent un certain savoir, une certaine épistémè, et des systèmes de positivité qui représentent les conditions de possibilité de toute expérience de connaissance, de pensée et de dicibilité, dans le cadre donné.
Bien évidemment, l’auteur ne peut avancer dans son développement sans prendre en charge les variations que Foucault lui-même s’impose et nous impose : variation de l’archéologie à la généalogie, par exemple. Et là, le lecteur doit se souvenir de l’attention scrupuleuse qu’il a fallu déployer à l’époque pour ne pas se contenter de superposer l’archéologie (du savoir) à la généalogie (du pouvoir). L’auteur a raison de s’attarder sur l’idée selon laquelle la mise en place de la généalogie implique une reformulation de la structure temporelle de l’archéologie. La généalogie est une analyse qui part du présent, d’un problème dans le présent, et d’une expérience de pensée dans le présent. Mais son but est bien de montrer sa différence avec le passé, et par conséquent de nous rappeler que nous avons à agir dans notre présent, sans avoir besoin de nous croire les héritiers du passé. Ceci entendu, la généalogie part bien de l’expérience du présent, mais elle a pour rôle de mettre en lumière la pensée de ce présent, de reformuler une sorte d’anachronisme du présent vers le passé.
Il est particulièrement intéressant d’observer ces rapports entre expérience et concept. Les deux pôles ne se confondent pas. Ils s’organisent en une polarité ouverte, qui se refuse à toute dialectique. Il s’agit toujours chez Foucault d’étudier les formes de l’expérience (de la folie, de la psychiatrie, du savoir, du pouvoir, de la sexualité, ...), mais il s’agit aussi de faire de l’expérience le moteur de sa réflexion. En définitive, c’est la pensée elle-même qui constitue une expérience possible.
Ayant abouti à cette conclusion, l’auteur se rend alors compte qu’il n’a sans doute pas fait autre chose que de formaliser l’interprétation rétrospective que Foucault donnait de son propre parcours. Il nous renvoie alors à L’Usage des plaisirs, cet ouvrage dans lequel Foucault soutient que parler de la sexualité, comme d’une expérience singulière, "supposait qu’on puisse disposer d’instruments susceptibles d’analyser, dans leur caractère propre et dans leurs corrélations, les trois axes qui la constituent : la formation des savoirs qui s’y réfèrent, les systèmes de pouvoir qui en règlent les pratiques et les formes dans lesquelles les individus peuvent et doivent se reconnaître comme sujets de cette sexualité" . Où l’on reconnaît l’agencement, si l’on veut, de l’archéologie, de la généalogie et de la problématisation de soi.
Au travers de cette triplicité, l’auteur relit son propre projet, celui de l’étude des rapports entre expérience et concept.
Une dernière remarque, il est possible de lire cet ouvrage en décalant à peine le propos. C’est-à-dire en rendant compte d’une multiplicité d’approches de la notion d’expérience. Nul ne peut plus confondre en effet, au terme de la lecture de cet ouvrage, l’expérience au sens empiriste du terme, au sens scientifique, au sens phénoménologique (l’expérience originaire), et l’expérience au sens foucaldien d’une activité organisée par des structures conceptuelles historiques. L’expérience est alors définie comme ce qui est pensable à un moment donné. Expérience et concept échangent leurs promesses.
Comment ne pas lire dans cette formule, la conception classique de l’homme conçu comme doublet empirico-transcendantal ?