Former aux métiers de la culture constitue un défi majeur pour les universités

Du fait de la diversité des sujets traités, de la finesse des analyses et des perspectives offertes sur le secteur concerné, il est sans doute compliqué de rendre justice à l’ensemble des contributions du livre dans le cadre d’une recension. Bornons-nous pour commencer à délimiter le champ étudié. L’ouvrage s’intéresse à la multiplication formidable des formations aux métiers de la culture, qui désigne généralement "l’ensemble des fonctions concourant à la conservation et à la transmission des œuvres du passé, à la production et à la mise en culture d’œuvres contemporaines"   . Leur définition concrète se heurte néanmoins au fait que les activités sont placées à l’intersection de plusieurs secteurs dont les dynamiques peuvent être contradictoires. Plus précisément, "la malédiction des métiers de la culture tient au fait qu’ils se trouvent par nature placés à l’intersection de l’art, de la culture et de la société : l’art, qu’ils ont pour mission de mettre en culture, la culture qu’ils ont pour mission de mettre en société"   .

Si l’on veut tenter de synthétiser l’ouvrage, on peut en retenir trois thématiques essentielles : la nécessité et la difficulté de former des professionnels de la culture ; l’impact des transformations du secteur culturel sur les universités ; enfin, les relations entre gouvernance des universités (et le passage au format L-M-D) et la formation.

Former des professionnels de la culture : une demande sociale

Former des professionnels de la culture, c’est proposer un chemin, un parcours qui suppose l’acquisition de nombreuses compétences, quelque soit le poste concerné (direction, administration, programmation, médiation, communication ou gestion des projets culturels), dans un marché du travail exigeant.  Contrairement à une idée reçue, la "professionnalisation" n’est pas une invention récente à l’université : pour preuve, les premières formations nées avec l’université, incluant médecins, théologiens et juristes, sont encore en état de marche aujourd’hui. Par contraste, dans les autres domaines, et particulièrement dans le culturel, les formations professionnelles sont beaucoup plus récentes, et leur degré de maturité reste parfois inachevé, c’est-à-dire en manque d’adéquation avec les débouchés professionnels. D’un mot, la professionnalisation est "un processus [en italique dans le texte] actif, tendant à agencer, adapter ou transformer un cursus en vue de l’exercice d’une profession donnée"   .

Le paradoxe veut que les formations sensées permettre d’accéder à ces métiers sont aujourd’hui pléthoriques, alors qu’elles étaient encore inexistantes dans les années 1980 : il en avait alors moins d’une dizaine. La cartographie des formations n’en est rendue que plus difficilement lisible. Pour reprendre le mot d’un des contributeurs, qui file la métaphore géographique, «  vu du ciel, le paysage des cursus de masters professionnels apparaît profondément balkanisé, et, faute de remembrement, frappé d’hyperspécialisation  » (Patriat, p.60). Pour autant, la création effrénée de nouveaux cursus n’implique pas que le processus se soit fait de manière équilibrée sur l’ensemble du territoire, ni en concertation avec les besoins du marché du travail. C’est ainsi qu’on a vu émerger, selon le constat de l’un des auteurs, dans les années 1990, une "diagonale du flou autour de laquelle vont venir s’agréger les propositions de cursus des universités"   .

Du fait du relativement faible nombre d’offres d’emplois en proposition du grand nombre de candidats aux métiers concernés, on ne s’intègre pas sur ce marché du travail sans de nombreux atouts : les attentes des employeurs sont fortes. Ainsi que le résume l’un des auteurs, bien conscient des enjeux, "aujourd’hui, pour accéder dans de meilleures conditions aux métiers du management culturel, il est essentiel d’avoir bénéficié d’une solide ouverture sur les enjeux culturels européens et internationaux, d’aborder les outils informatiques avec aisance, de maîtriser une ou plusieurs langues étrangères dont l’anglais, d’avoir une bonne appréhension des problématiques culturelles territoriales, tout en construisant une singularité à travers l’affirmation d’une passion, le développement d’expériences et de stages pratiques"   . Les compétences techniques peuvent varier selon les activités, on ne mobilisera pas les mêmes connaissances en travaillant sur le patrimoine ou le spectacle du vivant dans le numérique ou l’audiovisuel, mais le niveau d’exigence demeure.

Les conditions d’une insertion difficile sur le marché de l’emploi sont donc réunies ; comme le note avec lucidité l’un des contributeurs "On en arrive à recruter sur des postes d’accueil des candidats titulaires d’un master ... Ce n’est alors plus la question du diplôme qui se pose, mais bien celle de l’emploi"   .

Les transformations du secteur culturel et l’adaptation des universités

Les particularités du secteur culturel amènent l’université à reconsidérer sa pédagogie traditionnelle, fondée sur une spécialisation disciplinaire et l’importance des cours en chaire. En effet, face aux exigences du secteur culturel, l’université a dû revoir son fonctionnement habituel, tant la conduite de projets apparaît comme une compétence professionnelle essentielle quelque soit la spécialité culturelle concernée. Au-delà des enseignements propres à la formation universitaires, il est donc normal et utile que les cursus intègrent "alternance, stages, projets personnels"   . A ce titre, pour aller dans le même sens, "il convient de développer les lieux de construction de projets professionnels, en les coordonnant, sans les confondre, avec les formations 'traditionnelles'"   .

Les compétences demandées aux nouveaux entrants sur le marché du travail ont également pu évoluer, notamment pour intégrer une partie de plus en plus importante liée aux problématiques de marketing culturel ou au numérique. Cette évolution est particulièrement vraie dans les grandes structures, qui deviennent de véritables enjeux de développement local. A côté des grands pôles culturels et touristiques (le Louvre, Orsay, Fontainebleau, Chantilly), les collectivités territoriales se dotent d’équipements culturels sans inclure un budget de fonctionnement correspondant. Or, l’écart entre les grands pôles et le reste se renforce, notamment en matière de communication. En effet, "l’analyse de la politique culturelle des grands musées et plus encore de leur communication prouve sans ambigüité qu’ils basculent dans l’événementiel et l’éphémère tout en se diversifiant et en entrant de plus en plus dans l’économie marchande"   .

Si les compétences exigées sont étendues et liées à l’évolution du secteur culturel, on peut observer en contrepoint que la création de nombreuses formations a mené à une spécialisation excessive des cursus. Cette dernière "nuit à l’efficacité du dispositif, et peut contribuer à une déqualification des emplois. En même temps, par la multiplication du nombre des stagiaires mis en circulation obligée, elle contribue à la dérégulation d’un marché déjà malade de ses incertitudes économiques et politiques"   . S’il convient donc de garder un certain niveau de compétences générales, on ne peut nier la diversité des métiers concernés : pour le spectacle vivant, on dénombre au moins 250 métiers différents !

Gouvernance des universités et formation

L’université a dû non seulement s’adapter à un secteur culturel en pleine évolution, réclamant de nombreuses compétences, mais également s’adapter aux transformations de sa propre gouvernance.  Le processus de Bologne, dont l’objectif consistait à construire un espace européen de l’enseignement supérieur, se conduit à une division en trois cycles, le système L-M-D (licence – master – doctorat). Cette réforme profonde de l’architecture universitaire, dans une période de restriction budgétaire, a entraîné une recomposition du paysage de la formation, menant notamment à la disparition des IUP (Instituts universitaires professionnalisés). Autre conséquence du passage au L-M-D, l’obligation de créer un master professionnel pour tout master de recherche a contribué à l’hyperspécialisation de nombreux cursus, créés sans rapport avec le marché de l’emploi.

La conclusion de l’un des contributeurs est sans appel, faisant le constat d’un échec, en dépit des espoirs et des attentes suscités. En effet, "la mise en œuvre de la réforme LMD a doublement échoué. D’une part, elle n’a pas permis de corriger deux points qui apparaissaient dès les années quatre-vingt-dix : les disparités géographiques et la sur-représentation des diplômes de niveau Bac + 5. D’autre part, elle a provoqué un formidable brouillage de l’offre, en multipliant de façon exponentielle les cursus hyperspécialisés, sans lien apparent ni avec le marché de l’emploi, ni avec les caractéristiques des métiers de la culture"   .

L’ouvrage réussit un tour de force : appréhender finement les relations entre l’enseignement supérieur et un secteur culturel protéiforme, en observant les transformations de métiers aussi divers que ceux de bibliothécaires (Guitart), conservateurs et médiateurs (Jabobi), de médiateurs scientifiques (Laügt) ou de guides professionnels (Balandraud). 

On pourra pointer quelques prolongements possibles du livre, peu abordés dans l’ouvrage : la comparaison entre universités et grandes écoles dans ce domaine, l’une des données structurantes de l’enseignement supérieur français ; la comparaison avec d’autres pays européens, notamment en ce qui concerne l’adaptation des institutions universitaires au format LMD ; ou encore l’intégration de l’artisanat d’excellence, dont les problématiques sont parfois assez proches de celles du secteur du patrimoine.

On retiendra malgré tout la grande richesse d’un livre qui ne masque pas les difficultés existantes. Au final et pour résumer, comme le note l’un des auteurs, "l’atomisation du champ artistique et culturel, l’éclatement et la faiblesse de ses organisations professionnelles, l’hétérogénéité des compétences artistiques et culturelles, le délicat exercice de prévision des emplois dans ce(s) domaine(s) d’activité, la difficulté objective à bien définir les besoins de formation de milieux professionnels émergents et peu structurés, le manque d’outils d’analyse prospective en matière d’emploi et, enfin, l’insuffisante culture d’évaluation des formations laissent entrevoir la mesure des défis à relever…"