Une exploration nordique du concept et de la réalité supposée du multiculturalisme.

Suffit-il d’avoir élaboré un concept pour que la réalité se plie à lui ? Chacun sait, du moins depuis les réflexions d’Immanuel Kant, qu’on ne saurait aller de la définition d’un concept à l’existence d’un objet qui lui correspondrait nécessairement. Cette remarque vaut d’autant plus que l’on s’attaque à des questions politiques. La notion de multiculturalisme est d’abord une réalité de discours. La question se pose de savoir si elle renvoie à des faits avérés et lesquels, à des présuppositions sans contenu, ou à une réalité à faire advenir. Tel est le point de départ de l’ouvrage ici en question. A quoi s’ajoute, un dernier élément : à supposer que le concept corresponde à une chose réelle (en l’occurrence un processus social et politique), voire à plusieurs, il convient de juger de l’importance de la chose, de son poids politique, des limites et potentiels qu’elle nous offre.

A ce propos, les auteurs, danois, venus par conséquent du pays célèbre pour avoir vu naître les plus célèbres caricatures de Mahomet (ce qui reviendra ci-dessous) remarquent que le multiculturalisme est trop souvent considéré comme une situation, un devenir ou une fin politique que nous n’avons pas la possibilité de choisir, mais auxquels nous devons nous adapter. Le multiculturalisme est donc pris, en général expliquent-ils, soit pour une réalité déjà existante, soit pour une réalité à faire advenir, soit pour un ensemble de réformes politiques et un changement de conscience sociale jugés nécessaires pour rendre possible la coexistence de différentes cultures selon les règles que ce même concept pose comme moralement justes. Il apparaît rapidement que ce qui compte dans les débats, ce n’est pas la consistance des arguments, mais la simple prise de position. "Trop souvent", ce qui ne signifie pas que nous ne pouvons pas considérer les choses autrement. C’est d’ailleurs l’espoir des auteurs de l’ouvrage, qui proposent dès lors d’emblée l’esquisse de deux formes de multiculturalisme à partir desquelles il est nécessaire de discuter :
- un multiculturalisme soft qui se définit par référence au droit inaliénable qu’ont les individus d’exprimer leur identité culturelle comme bon leur semble ;
- un multiculturalisme hard, une version collectiviste, si l’on veut, qui prône une inviolabilité et une souveraineté des différentes cultures au point que les différentes cultures pourraient à leur gré interférer dans la vie de leurs membres et les rappeler à l’ordre dans un nombre indéfini de domaines.

Tout ceci est acceptable – concernant les cultures -, même si on peut discuter tel ou tel point de cette mise en place. Néanmoins, les choses se compliquent aussitôt que l’on comprend, dans la démarche des auteurs, que l’on va moins discuter du multiculturalisme culturel, que des rapports entre le multiculturalisme, qu’il va dont falloir redéfinir, et les religions, et plus spécifiquement, entre le multiculturalisme et la religion islamique, dans la mesure où elle tenterait, dans l’une de ses versions du moins, d’imposer ses normes dans l’espace public. Ce n’est plus tout à fait le même débat.

Le multiculturalisme dont les auteurs tentent l’exploration aurait été expérimenté en Grande-Bretagne, en Australie, au Canada, affirment-ils, et aussi en Malaisie. Et les auteurs choisissent ce dernier pays comme cas d’étude pour plusieurs raisons. D’abord parce que ce pays a inscrit la notion de multiculturalisme dans sa constitution ; ensuite par référence à un contexte non occidental, puis un pays confronté à une réalité multiethnique, et plurilingue, combinée à plusieurs religions. Pour eux, la Malaisie représente un modèle « pur » de multiculturalisme, le modèle le plus pur et le plus étendu que l’on puisse réaliser. Mais c’est aussi une manière de construire l’ouvrage, ainsi que nous allons l’observer au cours de sa lecture.

Même si leur terrain d’exploration est plus réduit et plus complexe que prévu, les auteurs n’ignorent pas que cette question du multiculturalisme (rendue aux cultures) a fait l’objet d’un ouvrage entier du sociologue Zygmunt Bauman. Ce dernier a observé que sans une culture commune, sans une fondation normative commune, une société se diffracte en enclaves, refuges, cultures particularisées qui ne s’intéressent qu’à elles-mêmes, et abandonne la communauté sociale, politique et culturelle. La société en tant que telle se dissout en une multitude de microsociétés. C’est, bien sûr, la description que propose Bauman d’une tendance inhérente au multiculturalisme culturel, qu’il considère comme un développement négatif. Encore une fois, ce rapprochement arrange bien les auteurs qui décident alors que le multiculturalisme, mais cette fois le leur, ancré dans l’opposition religieuse, participe à la destruction ou à l’atomisation de la société, favorisant la propagation d’un mode de pensée tribale et laissant aux différents groupes le soin de résoudre chacun à sa manière les problèmes politiques d’ordre général.

Ils y reviennent sans cesse : "A ce sujet, on peut se demander légitimement s’il n’est pas indispensable qu’une société dispose d’un ensemble de normes fondamentales, valables pour tous, qui régulent à la fois formellement et culturellement le comportement des divers groupes ethniques". Et l’on comprend alors ce pourquoi le recours à l’exemple de la Malaise est commode pour eux. On y pratique un culturalisme qui peut varier entre l’affirmation de la nécessité d’une force cohésive uniforme et un multiculturalisme dominé par l’Islam.

On l’aura compris, la démarche des auteurs est ambiguë. Et les trois parties constitutives du livre – exploration du cas Malais par enquêtes et interviews, réflexion sur le culturalisme ethnologique, et série d’articles consacrée à ces questions – ne la lèvent pas. En se focalisant sur la Malaisie, pays musulman, ancienne colonie, ... ils dressent un portrait hautement problématique du multiculturalisme, qui va ensuite servir de repoussoir à toutes les propositions de ce type. Et ce n’est pas rien, effectivement, – nous y revenons - pour des habitants du pays des caricatures de Mahomet, de réussir à réaliser des interviews dans ce pays. Interviews qui se centrent fort "heureusement" (!) sur les sujets les plus sensibles et les plus délicats à entendre : le système légal de Charia   , la police religieuse   , les caricatures   , le port du voile   , le statut des femmes (p. 80)... Interviews enfin qui, par l’intermédiaire de spécialistes locaux du droit islamique ou de résistants et militants des droits de l’homme, soulignent que l’octroi de droits spéciaux relatifs à l’appartenance religieuse a instauré un système d’oppression des minorités. Il suffit de référer à l’assujettissement religieux, à la punition de l’apostasie, à l’interdiction des mariages inter-religieux, pour comprendre que la Charia finit pas s’appliquer aussi au-delà des statuts personnels aux rapports entre les musulmans et les autres communautés.

La hantise de l’ouvrage – les religions qui risquent d’étendre leur champ d’action à toute la société - prend le pas sur l’examen de la question. Il est pratiquement présupposé que les religions tentent de nos jours de renverser la laïcité, en cherchant à réimposer à tous un fondement métaphysique aux mœurs et aux rapports sociaux. Il est non moins induit – et "prouvé" par des interview de docteurs ès religion (musulmane) - que dans le cadre des religions, les individus sont pensés comme déterminés par leur appartenance à la communauté religieuse, dont ils ne peuvent, ne doivent, et n’ont pas le droit de sortir. Et, inversement, qu’il convient de défendre à tout prix la distinction entre les libertés individuelles, l’appartenance religieuse et le droit. En un mot, tout octroi de droits spéciaux revient, dans sa logique propre, à créer des privilèges et des avantages incompatibles avec l’Etat de droit et la défense des libertés individuelles, au passage, jamais définies dans l’ouvrage. Simultanément, dans une démocratie les signes religieux ne peuvent être tolérés dans l’exercice de fonctions assumées au nom de l’Etat.

La deuxième partie de l’ouvrage revient sur le multiculturalisme, mais à partir des concepts, cette fois, ainsi que de discussion avec de nombreux théoriciens (Will Kymlicka, Gayatri Spivak, Homi Bahbha, Iris Young, Alain Finkielkraut, Claude Lévi-Strauss, ...). Elle est intitulée "la tasse cassée" en référence à une phrase qu’un chef indien californien avait confiée à Ruth Benedict lors d’un entretien ; "Au commencement, dit-il, Dieu a donné à chaque homme un bol d’argile et ce fut dans ce bol que les gens burent leur vie". Traduction : la culture est un contenant qui contient la vie dans son ensemble et qui est offert à chaque peuple dès le début de son existence. Belle image que celle de cette tasse. Mais désormais la plupart des tasses sont cassées ; aucune d’entre elles n’a pu survivre aux colonisateurs.

Encore une fois, la discussion sur ce second aspect des problèmes – et notamment sur celui de la genèse du concept de multiculturalisme – est biaisée par une opposition simple : droit des personnes juridiques/particularité des communautés d’appartenance, laquelle est systématiquement renvoyée à l’opposition idéologie politique du multiculturalisme/défense du multiculturalisme religieux par l’Islam. Mais c’est pour mieux montrer comment l’Islam profiterait de l’idéologie multiculturaliste des Etats pour installer sa particularité au sein des institutions internationales.

A partir de ce point de départ, les auteurs reconsidèrent, de leur point de vue, les concepts de culture, d’anthropologie, de multiculturalisme. Le parcours est ici plus classique, non sans poser régulièrement des problèmes. L’analyse traverse les œuvres de Franz Boas, de Ruth Benedict principalement et les met en discussion en les reliant aux développements des institutions internationales (UNESCO), de là le détour nécessaire par Lévi-Strauss et ses prises de position en 1950-1960. L’optique cependant demeure identique. Les auteurs se focalisent encore sur la place qu’il convient d’accorder aux prescriptions imposées par les Eglises dans l’espace public à leurs fidèles. Il faudrait pour les suivre précisément, relire les textes de l’ONU et de l’UNESCO, relatifs à ces questions, parce que, c’est à partir d’eux que les auteurs construisent leur propos. L’idée est de montrer que la notion ethnologique de culture a porté les difficultés de notre époque. Elle contiendrait l’idée selon laquelle une culture peut s’octroyer le droit d’encadrer et d’opprimer ses membres au prétexte qu’ils ne peuvent pas changer d’appartenance, et que chacun devrait le respect aux autorités culturelles, sous-entendu à chaque fois "religieuses", identifiées à des groupes culturels.

Les auteurs en appellent, de toute manière, à des écrits ou des théoriciens mal connus de nous. Au moins cet ouvrage aura servi à les faire connaître à un public plus large que les seuls habitués. Ils convoquent par exemple Thomas Hylland Eriksen. Ce dernier cherche à en finir avec le multiculturalisme hard en tant qu’idéologie affirmant l’existence de cultures indépendantes les uns des autres comme autant d’iles dans un archipel. A partir de ses travaux portant sur les cultures urbaines, il dénonce les idées culturalistes comme étant parfaitement incompatibles avec la réalité anthropologique du moment : les formes « hybrides post-plurales » montrent fort bien que les cultures ne forment pas et ne doivent pas former des touts refermés sur eux-mêmes, certaines ne méritant pas nécessairement d’être préservées, d’autres ne recoupant pas nécessairement des identités, et les autres se développant en s’hybridant et en changeant.

Au demeurant, les institutions internationales sont tout de même plus contradictoires, amalgamant la plupart du temps un universalisme de droit, hérité des Lumières, et le souci de la multiplicité des cultures. Et les auteurs de conclure sur ce point : le problème est que l’on ne peut être simultanément universaliste et culturaliste.

Occasion est aussi donnée aux auteurs de repenser la genèse de la notion de multiculturalisme. Elle est forgée en 1940 même si l’usage ne date que de 1971, et d’ailleurs au Canada. Son développement est ensuite associé à trois Etats d’immigration anglo-saxons, le Canada, les Etats-Unis et l’Australie. Dans ces contextes, le concept renvoie à des programmes politiques visant à intégrer les immigrants en prenant soin de préserver leur culture d’origine. La politique gouvernementale passe ainsi d’une doctrine de l’intégration à une doctrine de l’assimilation, avant de passer au multiculturalisme. Son usage théorique, précisent les auteurs, se multiplie alors. Il peut varier d’un usage libéral à un usage proche de la marginalisation. Et les auteurs de relever tout de même que ces usages du concept entrent en conflit, usages dont les deux extrêmes sont l’hybridation culturelle et la volonté de maintenir les cultures dans leurs différences spécifiques, et à les protéger contre toute forme de changement. Voilà aussi pourquoi l’ouvrage contient, et pas à tort, des essais d’analyse des ouvrages de Charles Taylor et de Will Kymlicka.

Nous sommes loin d’avoir rendu compte de l’ensemble de l’ouvrage, qui comporte encore toute une section d’intervention dont il aurait fallu parler avec précision, ainsi qu’une section consacrée à une chronologie de la pression religieuse contre la liberté d’expression (de 1971 à 2012). Terminons pourtant par quelques mots généraux. Si l’exploration du problème, selon les démarches des auteurs, n’est pas toujours convaincante, et même parfois superficielle ou trop marquée au sceau de la facilité, les auteurs attirent l’attention sur deux choses qui peuvent intéresser les lecteurs : une discussion nécessaire sur le terme de multiculturalisme et une réflexion sur la situation internationale. On reconnaîtra que ce livre, il suffit de consulter Internet, a suscité des débats d’autant plus nombreux dans les pays du nord, que la proximité avec les attentats meurtriers de l’an passé, commis au nom d’une certaine pureté communautaire, a porté ces questions sur le devant de la scène... quand ce n’est pas le débat sur lesdites caricatures du prophète