Une confrontation entre deux projets de société : société du care et société du risque, qui reste trop abstraite.

Ce livre de 50 petites pages donne une idée des philosophies féministes du care, dont Joan Tronto est l'une des auteures importantes (Moral boundaries: A political argument for an ethic of care, New York/London, Routledge, 1993, traduction Un monde vulnérable. Pour une politique du 'care', Paris, La Découverte, 2009). Le care désigne le soin, en un sens spécifique mais variable, qui est lié aux notions de sollicitude et de vulnérabilité, surtout dans son approche féministe, mais aussi lié aux notions de prise en charge de soi et d'autonomie dans la version (masculine?) de Harry Frankfurt (The importance of what we care about, Cambridge U.P., 1988) par exemple.

Le chapitre 3 présente brièvement la "société du care", en reprenant une définition très large du care comme "activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre 'monde', de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible"   . Trois propriétés du care sont explorées : il est relationnel, il "est contextuel et non essentialiste", il "se doit d'être démocratique et non exclusif"   .

L'essentiel du livre est de "comparer deux théories sociales" (chapitre 1), celle du care, et celle de la société du risque, théorie représentée essentiellement dans ce livre par Ulrich Beck (Risikogesellschaft, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1986, traduction La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité, Paris, Aubier, 2001). Anthony Giddens est simplement mentionné au passage, François Ewald est une référence plus présente dont Joan Tronto reprend à son compte certaines analyses.

Le reproche adressé à la théorisation de la société du risque est d'être "genrée", c'est-à-dire de reposer sur une grille de lecture et une échelle d'importance qui privilégient les valeurs masculines de maîtrise et de contrôle. Démonstration en trois points de ce qui est "hautement masculin" dans l'exposé de Beck (p. 18) : "[1] les sujets humains finis que Beck inclut dans son schéma théorique, [2] son échec à identifier proprement les agents politiques qui ont rendu possibles et problématiques ces processus de 'seconde modernisation', et [3] sa préoccupation continuelle des valeurs de maîtrise et de contrôle comme ce qui définit la condition humaine". Le point 3 est clair et important, mais le livre ne permet pas vraiment de se faire une idée suffisante de ce que Joan Tronto met derrière les points 1 et 2.

Un reproche secondaire est adressée à Beck, le biais dû au fait qu'il s'agit d' "une théorie sociale du Nord mondialisé" ("Nord" désignant en politiquement correct les pays riches, dont l'Australie, et "Sud" les pays pauvres, dont l'Inde). Mais ce thème, aussi important que le point 3 de l’argumentation précédente, et corrélé avec lui, n'est pas développé – la confrontation féminin/masculin dominant largement la confrontation Nord/Sud dans ce livre.

Le contre-modèle annoncé par le chapitre 4 ("Considérer le monde du risque du point de vue de la société du care") reste malheureusement très abstrait et très général dans ses propositions. "Faire partie d'une société dans laquelle on sent que tous les individus prennent soin les uns des autres (caring with) pour identifier et attribuer des problèmes collectifs crée les conditions pour reconnaître ces dangers et les traiter plus honnêtement "   , certes, mais un exemple ou deux, même rapide vue la taille du livre, aurait permis de se faire une idée de l'alternative proposée face à une ou deux situations précises de risque que rencontrent nos sociétés.

Le déterminisme social old school de Joan Tronto est sans nuances : "Quand les intellectuels produisent des théories sociales et politiques, c'est toujours à partir de leur propre place dans le monde. Ils sont dans l'incapacité de faire autrement"   . Sans nuances mais pas sans exception : "Les chercheurs issus de la théorie critique de la race et du féminisme semblent être l'exception puisqu'ils admettent que leur place initiale influence leurs résultats"   . Joker !

Pour finir, on notera que le lecteur qui ne connaît pas l’anglais aura du mal à lire cette traduction qui s'arrête trop souvent entre les deux langues. Par exemple : des problèmes perçus comme "émergeant d'un 'mauvais match' entre les hasards produits par..."  match et mismatch désignent une adéquation/inadéquation et l’anglais hazard se traduit par 'risque' ou 'danger'