Qu'est-ce qui fait l'identité d'une théorie scientifique à travers ses différentes formulations ? Marion Vorms défend brillamment que la réponse à cette question doit prendre en compte les activités cognitives des agents scientifiques.

Qu'est-ce qu'un étudiant en sciences physiques apprend ? La physique. Il apprend à résoudre des problèmes de physique ; ce qui comporte deux aspects, la mise en équations et la résolution des équations. Cependant, qu'est-ce que cela lui apprend de plus, de savoir mettre en équations des problèmes et de savoir les résoudre ? Nous pensons qu'un étudiant en physique apprend quelque chose sur le monde qu'il ne savait pas avant de faire de la physique, et que ce contenu lui est fourni par la théorie physique.

Les savants, qui enseignent et qui expérimentent, appréhendent le monde selon la théorie physique. C'est du moins ce que nous supposons. La maîtrise d'une science apporte une connaissance d'un certain type sur le monde. Il s'agit là d'une compréhension, à mon sens, courante, de la science. Les savants savent, et le contenu de ce savoir est celui de la théorie qu'ils maîtrisent.

Cependant, comment caractériser ce contenu ? Prenons juste le cas de la mécanique classique, comme le fait Marion Vorms. Il se trouve que la mécanique classique est enseignée et utilisée selon plusieurs formulations différentes : la formulation de Newton, celle de Lagrange, celle de Hamilton. La mécanique classique est, cependant, une science achevée, dont les principes font l'objet d'un consensus si large qu'on pourrait dire qu'il s'agit d'une connaissance certaine du monde physique, au niveau qui est le sien, à savoir celui des objets macroscopiques. Marion Vorms écrit : "...l'identité de la mécanique classique et son statut de théorie scientifique sont considérés – à très peu d'exceptions près – comme non problématiques"   .

On ne doute pas du fait qu'un physicien, quel que soit la formulation sur laquelle il va s'appuyer pour enseigner ou pour expérimenter, va bien avoir accès à (et délivrer) des contenus qui sont ceux de la mécanique classique ou qui sont en accord avec ces contenus.

Le problème se pose alors de savoir si ce contenu, ce que dit la mécanique classique, est sensible à la différence des formulations, ou si ce que dit la mécanique classique est strictement indépendant de la formulation. Tel est le problème auquel se confronte Marion Vorms.

Il s'agit d'un problème de taille, car, c'est le sens même de la science qui est en jeu. Si la science dit quelque chose du monde, alors il faut bien comprendre comment ce qu'elle dit est en rapport avec la manière dont la science est enseignée et pratiquée. Il faut bien établir un rapport entre la science comme contenu ou théorie et la science comme activité ou pratique.

L'auteure précise que sa démarche n'est pas historienne et qu'elle "[ignorera], dans cet ouvrage, le problème diachronique du développement historique de la mécanique classique, pour [se] concentrer sur le problème synchronique posé par la coexistence, dans la pratique et l'enseignement contemporains de cette théorie, de plusieurs formulations différentes"   .
L'ambition majeure est rapidement avancée, dés l'introduction. Il s'agit "d'apporter des arguments en faveur d'une démarche consistant à prendre en compte les conditions d'utilisation des théories et la manière dont les agents les comprennent pour l'analyse de leur contenu"   Cette démarche est présentée selon ses grandes lignes dans la section 1.5.3 de l'ouvrage ; il s'agit d'étudier la science comme une "activité théorique", c'est-à-dire, l' "ensemble des activités cognitives impliquées dans la construction, le développement, l'apprentissage et l'utilisation d'hypothèses théoriques"   . Il s'agit, entre autres, d'étudier l' "interaction cognitive des agents avec des hypothèses théoriques".

L'ouvrage que l'on recense ici n'a pas pour but d'exposer cette démarche intégralement, mais de la justifier en critiquant, notamment, deux approches formelles de la théorie scientifique : la "conception syntaxique" et la "conception sémantique", sur lesquelles on revient un peu plus loin.

La lectrice convaincue, comme je l'ai été, de la pertinence de cette démarche par Qu'est-ce qu'une théorie scientifique ? pourra soit attendre la publication de Théories, mode d'emploi. Une perspective cognitive sur l'activité théorique dans les sciences empiriques   , soit aller consulter, avec profit, la thèse de Marion Vorms, disponible sur le site de l'IHPST. On notera que la thèse prend pour objet d'étude, outre la mécanique classique, la biologie moléculaire contemporaine. L'enjeu est donc bien de fonder une épistémologie cognitiviste des sciences empiriques existantes. Il n'est pas local, mais général. La restriction à la mécanique classique, pour l'ouvrage recensé ici, tient à la bonne circonscription de cette science.

Marion Vorms choisit de montrer, dans cet ouvrage, que les formulations de la mécanique classique ne sont pas indifférentes à son contenu, que "ce que dit cette théorie [dépend] de la manière dont elle le dit."   Si l'on est convaincu par cet argument, on sera tenté favorablement par l'approche cognitive et pratique du contenu des théories scientifiques qu'elle propose, par ailleurs, comme on vient juste d'en faire mention.

Deux lignes d'argument structurent l'ouvrage. La première ligne consiste à mettre en doute, à partir d'un examen précis des formulations newtonienne et lagrangienne de la mécanique classique, que l'équivalence de ces différentes formulations permette d'approcher correctement le contenu de la théorie scientifique en laquelle consiste la mécanique classique. C'est l'objet du premier chapitre.

Quelle que soit la formulation, deux choses ne changent pas. D'une part, "la définition logique des concepts de la mécanique classique est la même dans les différentes formulations"   . Cela signifie, d'autre part, que, en principe, les prédictions de la mécanique classique, dans ses différentes formulations, ne peuvent pas entrer en contradiction. Il y a une clôture déductive de la mécanique classique, pour toutes ses formulations. En ce sens, il y a équivalence logique des formulations.

Cependant, l'examen attentif de la manière dont des problèmes peuvent être mis en équation et résolus dans les différentes formulations, révèle des disparités de taille. Dans des systèmes contraintes (pendules liés), la mécanique analytique (lagrangienne) est beaucoup plus pratique que la formulation newtonienne, "pratiquement inutilisable"   . Par ailleurs, "pour les systèmes mettant en jeu des forces qui ne dérivent pas d'un potentiel, rendant impossible la définition d'un lagrangien, la formulation newtonienne reste la seule utilisable"   .

Ainsi, l'équivalence logique ne suffit pas à garantir que l'étude de la science peut se passer de la prise en compte "de la possibilité même, pour un agent aux capacités cognitives limitées, d'atteindre" les conséquences déductives dont on a garanti, "en principe", la clôture.

Cependant, est-ce que cela implique que la définition de l'agent et de ses interactions avec la théorie fasse partie de la signification de la mécanique classique ? La deuxième ligne d'argument doit permettre de montrer que toute épistémologie qui ignore cette dimension pratique et cognitive engendre de graves contradictions internes qui mettent échec au projet de rendre compte du sens de la théorie.

La deuxième ligne consiste à montrer une faille interne dans les approches formelles, c'est-à-dire les approches qui se fondent sur l'idée que ce que dit la mécanique classique est indifférent à la manière dont elle le dit, des approches, donc, qui choisissent de rendre compte du contenu de la mécanique classique en excluant "l'interaction cognitive des agents avec des hypothèses théoriques"   . C'est l'objet des trois autres chapitres.

Le projet des approches formelles est d'isoler ce que dit la mécanique classique par-delà ses diverses formulations.
Je vais résumer ici les principales lignes de l'argumentation, très riche, de Marion Vorms.

La première étape consiste à montrer que les méthodes logiques sont insuffisantes si l'on veut rendre compte du contenu d'une théorie scientifique dans son intégralité. Si on parvient à montrer l'échec de l'empirisme logique, celui de Carnap, puis de Nagel, comme il représente la tentative la plus aboutie et la plus conséquente de mener ce programme : déterminer le contenu minimal d'une théorie scientifique à l'aide de méthodes logiques, alors on aura montré l'insuffisance de ce programme. La démonstration est conduite dans le deuxième chapitre.

La seconde étape (qui se trouve dans les troisième et quatrième chapitres) consiste à montrer que les méthodes mathématiques, en particulier ensemblistes, ne parviennent pas non plus à isoler le contenu d'une théorie scientifique comme la mécanique classique. Même si l'on décrit une théorie scientifique comme une classe (ou famille) de modèles (c'est-à-dire des structures mathématiques qui rendent vraies les énoncés d'une théorie), et que l'on gagne ainsi dans la clarification de la structure mathématique de la formulation, on ne parvient pas à isoler le contenu. C'est en ce sens que la critique des philosophes des sciences, qui sous la bannière de "conception sémantique" ont mené ce programme de la manière la plus aboutie, est appropriée ici.

La conclusion est que si l'on ne peut isoler le contenu de la théorie scientifique au moyen de méthodes ayant trait à la description formelle (que ce soit en utilisant des méthodes méta-mathématiques, c'est-à-dire logiques, ou par des méthodes mathématiques), alors cela veut dire qu'il n'existe aucune méthode formelle pour distinguer ce qui relève, stricto sensu, de la théorie, et ce qui relève, stricto sensu, d'une formulation.

Ce que l'auteure récapitule de la manière suivante : "Si mon analyse est correcte, on en arrive donc à la conclusion suivante : selon ce que l'on considère être l'objet de la mécanique et selon l'attitude épistémique que l'on adopte à son égard, la différence entre les formulations de la mécanique peut être traitée comme une pure différence de formulation ou comme une authentique différence de structure. Autrement dit, la frontière entre ce qui relève de la formulation et ce que la reconstruction formelle doit isoler est déterminée par des facteurs dont les outils formels ne rendent pas compte. En conséquence, ils ne suffisent pas, à eux seuls, à la tracer."  

En lisant Qu'est-ce qu'une théorie scientifique ?, j'ai été frappé par l'usage que l'auteure fait de la contradiction interne. La contradiction interne propre à la conception syntaxique mène à la conception sémantique (par le biais de la notion de modèle, utilisée de manière libérale par Nagel, puis restreinte par les tenants de la conception sémantique), puis l'enjeu est ensuite de montrer que l'exclusion de l'interaction, entre les agents utilisateurs de la théorie et les hypothèses théoriques, comme composante de la science par la conception sémantique est une contradiction interne à cette conception.

Marion Vorms exclut l'approche historienne de la mécanique classique, mais va chercher des contradictions internes dans le développement historique de la philosophie de la mécanique classique afin de justifier l'approche cognitive (ce qui revient à inclure cette approche dans ce développement) qu'elle défend. Comme si la réflexion sur l'histoire de la philosophie de la mécanique était indispensable à l'inscription d'une approche dans l'histoire de la philosophie de la mécanique.
Il y a donc une teneur, me semble-t-il, dialectique de la méthode que Marion Vorms impose avec rigueur au terme d'un livre certes par moments difficile, mais remarquable à plus d'un égard, et dont ce n'est pas le moindre mérite que de soutenir un questionnement exigeant sur l'idée-même de philosophie des sciences