Partant de son expérience de philosophe autant que de coureur, l’auteur aborde ce qui pourrait devenir à terme une véritable philosophie de la course à pied.
Il y a quelques années, la prestigieuse revue scientifique Nature faisait sa couverture avec un homme courant nu, en chrono-photographie. On pouvait lire en grosses lettres "Born to run" et l’on découvrait dans l’article correspondant que la course était un acquis important, jusqu’ici négligé, de 200 millions d’années d’évolution. Paradoxalement, l’aspect naturel de la course peut sembler déroutant à bien des égards et comme l’auteur de Courir - Méditations physiques l’a remarqué, peu de philosophes se sont réellement intéressés à la pratique de la course à pied, plus précisément à ce que l’on nomme la course de fond. A la fois philosophe et marathonien, Guillaume Le Blanc a tenté d’aborder ce "fond" dans une démarche analytique. Structuré en 42 textes (plus deux pages pour rappeler les 42,195 km, longueur officielle du marathon depuis 1908), son livre nous propose plus que de simples méditations physiques puisqu’on peut considérer cet ouvrage comme des prolégomènes à une véritable philosophie de la course à pied.
La course comme invitation à la philosophie
Dès le début, l’auteur tient à se démarquer des philosophes marcheurs. A chaque foulée, le coureur échappe pendant quelques millisecondes à la pesanteur, il flotte pour ainsi dire et, comme le fait remarquer Guillaume le Blanc, "les espaces et les temps cessent de s’ordonner à la tyrannie d’un ici et d'un maintenant" . Non seulement le coureur peut se livrer à sa passion à tout moment, mais encore peut-il s’y adonner partout. L’évolution de l’état moral et psychique du coureur de fond amène le philosophe-marathonien à cette constatation : "Idéalement le marathonien commence kantien quand il éprouve le libre jeu de ses facultés et qu’il forme une totalité vitale dont il peut même avoir une appréciation esthétique, le sentiment vital d’une plénitude. Il continue cartésien quand il sent son corps défaillir." . A ce moment, c’est bien le modèle de Descartes qui prend le relai (sans mauvais jeu de mots) : le cerveau agit sur le corps selon une conception machiniste apparue avec les premiers automates. "Il vient alors un moment, vers le trente-troisième kilomètre [c’est le marathonien qui écrit !], où le schéma cartésien est définitivement ruiné et où il n’existe plus aucune séparation du corps et de l’esprit." . L’esprit est alors l’idée du corps en acte, le seul but est de persévérer dans son être. On ne devient pas "maître et possesseur" de ses douleurs, on apprend à les écouter .
Il y a bien sûr d’autres auteurs qu’on aurait pu voir cités, par exemple Michel Foucault et ses propos sur les techniques de soi lorsque Le Blanc évoque la course comme "gouvernement de soi par l’affirmation de la santé" . L’auteur considère la régularité exigeante du coureur comme autant de "déclarations de guerre à l’usure" . L’enjeu est bien de se vaincre soi-même, comme il l’est rappelé dans les dernières lignes de l’ouvrage, mais aussi, comme l’avait si bien expliqué Isabelle Quéval, de s’accomplir plutôt que se dépasser .
La fameuse question du pourquoi
Quel coureur n’a pas dû répondre, en rentrant d'un entraînement ou en racontant une course à "mais pourquoi tu fais ça ?", "tu cours après quoi au juste ?". Lapidaire, Le Blanc affirme à deux reprises que "la course est sans pourquoi" . Contrairement à ce qu’a pu croire Baudrillard qui, ignorant tout de la pratique de la course à pied, voyait dans celle-ci le symbole d’un hymne à la mobilité typiquement capitaliste, notre auteur explique que courir c’est "faire des pas de côté par rapport à toutes les figures de l’homme entrepreneur" . Il y a dans le plaisir du coureur à la fois quelque chose de celui de l’ascète – le coureur n’a besoin de rien – et de celui du fraudeur, "il a égratigné un emploi du temps et il se laisse enivrer par sa jouissance toute nouvelle" . On ne court pas vers quelque chose mais en soi, selon une démarche presque introspective. Il s’agit de "se sentir vivant, relié au monde, aux paysages que l'on traverse" .
C’est aussi bien entendu une forme de liberté que recherchent les coureurs. On lit plus loin "Courir, c’est se sentir hors-sol, dans un no man’s land bienveillant. (...) La course est une quête de cet aveu de fragilité : être au milieu de nulle part, juste à l’intérieur de son rythme cardiaque, c’est se sentir vulnérable et invulnérable à la fois, touché et amplifié par les possibilités de rencontrer des couleurs, des voix, des paysages, des gens" .
La volonté de puissance ?
Fort de son expérience de coureur, Le Blanc a pu comprendre que le fait de courir pendant longtemps était lié à "un état d’humanité relevant d’une décision", celle de pouvoir stopper la course . Lors des marathons, épreuves emblématiques sinon mythiques de la discipline, ce qui force l’admiration des spectateurs c’est bien la persévérance, la "discipline", justement, des coureurs. Il s’agit d’abord et avant tout de tenir, et plus spécialement encore pour les coureurs d’ultras, toutes ces courses d’une longueur supérieure à celle du marathon (que l’auteur n’aborde pas). Lorsque le Blanc rappelle l’homonymie avec le terme coureur désignant "celui qui cherche les plaisirs sexuels", il aurait pu évoquer la figure de Don Juan pour son défi lancé à toute forme de divinité.
Nietzschéen à bien des égards, le coureur développe sa volonté de puissance tout en cherchant l’harmonie avec le corps. Délaissant Rousseau et son célèbre "Plus le corps est faible plus il commande, plus il est fort plus il obéit", le Blanc privilégie l’approche introspective, l’enjeu de la course de fond est de devenir présent "au monde et à nous-mêmes, sans que l'un l'emporte sur l'autre" .
Des éléments sociologiques
Si le livre a déjà reçu un accueil critique si important, c’est parce qu’il y a paradoxe fondamental dans la course de fond : tandis que cette "discipline" ne nécessite tout au plus qu’une bonne paire de chaussures, on peut aisément la classer à la fois parmi les sports extrêmes et les sports populaires. Il n’y a qu’à voir l’engouement pour les grands marathons (New York, Londres, Paris, Boston, Berlin...). Notre philosophe-coureur les aborde comme autant de "nouvelles célébrations de notre temps" . Il s’agit d’une foule, toujours en mouvement, qui se refuse frontière, qui se déplace sans cesse, se modifie, dans des "retrouvailles mondiales". Le Blanc y voit des "Manières d’être ensemble qui célèbrent des façons d’arpenter les lieux, de les respirer, de les vivre en foule immense" (on pourrait penser ici à une extension des idées de Michel de Certeau sur les pratiques ordinaires de la ville dans L’Invention du quotidien).
Pour évoquer les coureurs de marathon, Le Blanc se réfère à l’image de la meute, prise comme ensemble représentatif d’une population. "Le marathon et les courses de fond sont parmi le seules épreuves auxquelles participent femmes, hommes, handicapés, jeunes, vieux, maigre, gros, etc. Le voisinage des sexes devient une coupe effectuée dans une mixité amplifiée. (...) Dans la meute il y a (...) de quoi former un monde sans frontière, condition d’une nouvelle philosophie pacifiste qui n’exclut pas les perceptions érotiques."((pp. 158-159)
Comme on peut le constater, ce livre est avant tout une invitation à la réflexion. Il devrait interroger voire passionner les coureurs mais aussi celles et ceux qui n’ont jamais été attirés par cette activité. Les quarante-deux textes de l’ouvrage, d’environ cinq à six pages, se lisent facilement. Ils sont bien sûr assez inégaux et ceux qui sont consacrés à des coureurs qui ne sont pas des coureurs de fond sont assez logiquement décevants (voir par exemple "Une vie dans les couloirs" autour de la vie de Marie-José Pérec ou "Deux Anglais et les continents" car quitte à laisser une allusion à un film de Truffaut, L'amour en fuite aurait pu donner lieu à de plus riches développements).
Le grand mérite de cette entreprise philosophique est surtout d’avoir saisi, d’emblée, l’importance de la différence entre la pratique sportive et le sport de compétition (nuance absente, par exemple, de l'Egobody de Robert Redeker). La course de fond se fait progressivement ontologie et pour bien des lecteurs ces pages seront dévorées aussi facilement que les kilomètres
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- "Observation participante au marathon de Paris", par Jérôme Segal