L’essai de Lucie Campos tente de penser les enjeux de la fiction aux prises avec l’Histoire à travers les œuvres de Kertesz, Sebald et Coetzee.

Dans cet essai, issu d’un travail de thèse, l’auteur rapproche trois écrivains ayant pour point commun d’écrire des fictions qui, tout en étant pour la plus grande part ancrée dans le présent, sont fortement travaillées par la violence historique : l’holocauste dans les œuvres de Kertesz et Sebald, l’apartheid dans celle de Coetzee.

La très forte résonance des œuvres de ces trois auteurs – deux ont obtenu le prix Nobel, Kertesz (en 2002) et Coetzee (en 2003), un autre est devenu immédiatement sujet d’étude universitaire, Sebald – outre qu’elle légitime le désir de l’interroger, ouvre, au-delà de problématiques historiquement circonscrites, sur une réflexion plus large sur le travail de la fiction sur le matériau historique, doublé d’un vécu autobiographique.

Au-delà de la diversité de leur sujet, ce qui fait tenir ces auteurs ensemble, c’est leur conscience historique, entendue à la fois comme “conscience d’appartenir à l’histoire et conscience de faire de l’histoire”   , qui les relient à ces événements et dans le même temps les en sépare : ils écrivent non seulement après ces événements, mais aussi après une première vague d’écrits ayant tenté d’en rendre compte et, plus largement, après toute une tradition littéraire dont ils sont les héritiers.
Cela place ces œuvres dans un nouveau rapport à ce qu’elles énoncent : “Il y a donc un double savoir par anticipation, détenu, d’un côté, par un public qui sait d’avance ce qui va être raconté et, de l’autre, par un récitant dont la fonction n’est pas seulement de dire, mais aussi de répéter, et qui accepte de jouer ce jeu tout en exigeant autre chose”   . Ainsi, leur puissance vient moins de la force d’un contenu banalisé que des dispositifs mis en place pour faire résonner, autrement, des moments charnières de l’histoire. Il ne s’agit pas de faire table rase, ni de s’inscrire dans un prolongement, mais plutôt de trouver de nouvelles perspectives pour continuer, malgré tout, à raconter.

Pour chacun d’entre eux, cette position prend forme à travers des choix littéraires spécifiques mais se rejoignant malgré tout : le refus d’une confrontation direct et le choix du détour et un travail de l’imagination, pour Coetzee ; une sortie de l’histoire, pour Kertesz écrivant sur Auschwitz depuis la Hongrie communiste ; l’introduction de documents dans l’écriture comme modèle d’une écriture archéologique, chez Sebald. Pour tous trois, la relation à l’histoire est abordée de biais, elle passe par un décentrement, qui peut être à la fois temporel, spatial, linguistique, idéologique, et qui est avant tout celui de l’écrivain lui-même : l’“exil intellectuel” de Kertesz, Sebald vivant et écrivant en Angleterre.

Le rapprochement entre ces œuvres a plusieurs vertus : d’abord, sur un plan méthodologique, celle de ne pas s’en tenir à des œuvres centrées sur l’holocauste, ce qui permet de ne pas s’enfermer dans des questions de représentation propre à cet événement, souvent pris comme paradigme du rapport littéraire à l’histoire, et distinguer à partir de là ce qui relève de sa spécificité de ce qui peut être commun à d’autres formes de violence historique. Ensuite, sur un plan diachronique, la coprésence de ces trois auteurs permet d’ouvrir le champ historique sur une durée couvrant toute la seconde moitié du XXe siècle, avec des effets d’emboîtements, tous trois étant travaillés par toute l’histoire qui les sépare de l’événement dont ils traitent. Cette conscience se manifeste par la dimension fortement metatextuelle de ces œuvres, à la fois à l’intérieur de la fiction et à côté d’elle : Elisabeth Costello   de Coetzee, comme Austerlitz – qui n’est ni le lieu ni l’événement, mais un personnage – de Sebald, intègrent un récit dans le récit ; Kertesz, dans le Journal de galère   , fait de la genèse d’Être sans destin une partie de son œuvre.

Mais cette prise de distance du récit est aussi, plus profondément, une “mise à l’épreuve critique des modèles de narrativité hérités”   . Ces modèles de narrativité, qu’ils soient très fortement inscrits dans l’œuvre (les romantiques allemands chez Sebald) ou non, sont toujours ressaisis à travers une rupture épistémologique. Le cas de Kafka s’impose comme modèle commun “permettant de travailler les lignes du temps et du sens”   , et donne une origine littéraire à ces écritures décentrées. La dimension critique passe par la publication d’essais (L’Holocauste comme culture   de Kertesz ; Luftkrieg und Literatur   de Sebald ; de nombreux recueils critiques de Coetzee) : elle contribue à faire de ces écrivains des penseurs pour qui le rapport à l’histoire, et au réel, passe d’abord par les outils d’une fiction repensée