Dans un court et stimulant essai, l'économiste Laurent Davezies traite de l'impact détonant de la crise actuelle sur l'égalité entre territoires. Q'en est-il, dans ces conditions, de notre devise nationale, de notre nation tout court ?

"La crise", sorte de pénible évidence globale hantant nos existences, n'est pas près de s'arrêter et d'avoir de lourdes conséquences. Tel est l'alarmant constat dressé par le chercheur et expert en économie des territoires Laurent Davezies dans le court, informatif, stimulant et polémique essai La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale. Il est en effet assez remarquable de trouver dans un nombre si ramassé de pages (moins de 120) une analyse aussi synthétique que documentée à l'aide de nombreux tableaux, cartes, chiffres et références bibliographiques de ce phénomène complexe et de ses effets. Le tout, il convient -avant d'entrer dans le vif du sujet- de le valoriser pour inciter les éditeurs à poursuivre leur démarche de qualité environnementale, dans un ouvrage doté du label "Imprim'vert" et imprimé en France ; ces options visant à limiter la toxicité des encres, notamment lors de leur rejet dans les cours d'eau, et à réduire en principe la pollution induite par les kilomètres parcourus lors du transport. Eh oui, le livre en tant qu'objet est partie prenante de l'économie elle-même sujet de ce livre, alors cet aspect méritait d'être souligné. Rien n'est neutre et les interactions sont nombreuses.

Précisément, ce sont ces interactions que l'auteur, dans sa tentative réussie d'analyse territoriale de la crise, met à jour. En effet, ce qui explique le sous-titre de l'ouvrage, donc le caractère inédit de ce que nous commençons à peine à vivre, c'est le cocktail explosif de la conjonction de trois crises : financière et bancaire, des dettes publiques et de l'énergie. Le modèle de développement hérité des Trente Glorieuses est appelé à disparaître dans la mesure où la croissance élevée et l'expansion des aires suburbaines, fondées sur la consommation, vont laisser la place à une croissance faible, une dépense publique fortement limitée et à une restriction du crédit. Il est prévisible qu'à l'avenir le moteur de la croissance reposera davantage sur la production et se situera dans les métropoles. D'où l'idée d'une "vraie" métropolisation qui devrait dessiner le visage de la France d'ici 2020, période couverte par le livre. L'impact le plus remarquable et préoccupant de cette évolution est l'accroissement des inégalités territoriales dû à la disparition des amortisseurs traditionnels (aides publiques). L'auteur n'hésite pas à évoquer un "choc nouveau et autrement plus brutal que les précédents"   en 1974, 1982 et 1992, et même une "rupture historique"   .

D'où l'apparition de quatre France qui seraient déjà là, sous nos yeux, mais que cet ouvrage met en lumière (après, on ne pourra plus dire que l'on ne savait pas...) : une France productive, marchande et dynamique, concentrée dans les plus grandes villes ; une France non productive, non marchande mais quand même dynamique grâce aux revenus du tourisme, des salaires publics et des retraites (à l'ouest d'une diagonale Cherbourg-Nice) ; une France productive, marchande et en difficulté, dans les bassins industriels sinistrés en particulier dans le Nord ; enfin, une France non productive, non marchande et en difficulté, dans le nord-est frappé de déclin industriel. D'où la délicate question en forme d' interpellation très politique: "Va-t-on vers une France à deux, à quatre vitesses ? Quelle en sera les incidences sur l'équilibre social et politique du pays ?"   . De quoi donner matière à réflexion au gouvernement actuel, à son ministre du redressement productif et de manière générale à des élites pétries de l'idéal républicain d'égalité (ou d'équité?) territoriale.

La réflexion s'annonce d'autant plus urgente que les conséquences de cette recomposition territoriale vont être très lourdes sur les plans social et politique. "La question du vote FN", de son lien avec le désarroi ambiant et plus marqué ici ou là, est posée. Elle ne manque pas d'être traitée avec autant de certitude que de vivacité comme en témoigne l'extrait suivant : "D'un côté, des familles modestes perdent l'emploi du père ; de l'autre, des familles socialement intermédiaires bénéficient d'un deuxième emploi pour la mère. Ce mécanisme creuse un large fossé entre la "classe moyenne" à deux emplois et les catégories monoactives au bas de l'échelle sociale. C'est toute une catégorie de "petits Blancs" qui voit sa situation absolue, mais aussi relative, se dégrader inéluctablement. En effet, les immigrés sont aujourd'hui sous-représentés dans la population ouvrière industrielle, s'étant portés vers des métiers d'ouvriers de service qui ont moins souffert de la crise. (…). Il est du reste frappant de noter la forte analogie entre la géographie des territoires sinistrés [carte p.32] et celle, de plus en plus marquée, du vote Front national aux régionales de 2010, aux cantonales de 2011 et au premier tour des présidentielles en 2012 [carte p.38]"   .

L'équipe actuellement au pouvoir ne manque pas d'être encouragée par l'auteur qui semble connaître certains de ses membres à faire évoluer ses orientations pour infléchir la tendance relevée : "Ce que la fondation Terra Nova a érigé en stratégie pour la gauche (laisser les ouvriers se porter vers les valeurs de la droite et de l'extrême-droite et s'intéresser plutôt à la "classe moyenne », aux femmes, aux immigrés et aux jeunes) traduit simplement le constat de cette fracture, ainsi que le renoncement à en faire un chantier d'action politique. Il est en effet plus facile d'aider ceux qui ont le mieux résisté que d'offrir des perspectives à ceux qui vont mal"   .

Le terrain sur lequel se trouvent les décideurs politiques est donc on ne peut plus glissant. Surtout si, comme cela est relevé dans le passage consacré à la "solidarité entre les nations", les données exactes manquent concernant les effets de la redistribution sur la cohésion territoriale. Cette lacune surprend quelque peu. Toutefois l'impact de ce gap pourrait lui aussi favoriser la bonne santé des populismes :  "L'insuffisance de l'évaluation de ces mécanismes de transfert tient aussi au fait que le sujet est politiquement délicat, notamment du point de vue de l'aménagement du territoire et de l'unité nationale : en effet, dans un contexte de montée des égoïsmes, une telle évaluation fait nécessairement apparaître les espaces qui  "paient pour les autres". Même si on est loin d'avoir en France des mouvements comme la Ligue lombarde, qui voudrait se détacher d'un Mezzogiorno jugé "improductif", le fait de montrer que l'Ile-de-France est fortement créditrice au jeu des prélèvements et dépenses serait ouvrir la boite de Pandore."   .

Pour combler les lacunes en matière de données empiriques, apporter des solutions pour éviter une catastrophe latente (et un peu prôner aussi pour sa propre chapelle), l'auteur appelle à une évolution de l'économie envisageant le territoire non plus comme simple support mais comme véritable facteur de production. "Face à un choc économique asymétrique, qui frappe inégalement les territoires d'un même pays, il y a en gros quatre possibilités d'ajustement : le déstockage d'épargne à court terme, la solidarité par le biais de budgets publics et sociaux (mais, dans le contexte actuel, ils ne se maintiendront pas), la relance de l'économie du territoire, la migration"   . Les aides à la population, concrètement à la mobilité résidentielle pour aller où il y a des emplois, doivent ainsi être développées   . On ne peut qu'être d'accord avec cette piste d'action mais douter de son efficacité car on sait, cela est documenté et d'ailleurs rappelé par l'auteur, que l'immobilité est favorisée dans les populations les plus vulnérables par le prix modeste du logement ou l'existence de solidarités familiales apportant soulagement économique et affectif dans un contexte très éprouvant.

Plus généralement, ce qui peut laisser pensif dans cette ouvrage est l'apparente redécouverte du territoire, sorte d'impensé très français que l'on viendrait en quelque sorte chercher à la rescousse lorsque tout va mal. Vu de l'extérieur, c'est-à-dire par une politiste spécialiste de "l'autonomie régionale" en France, en Espagne et au Canada, ce mouvement surprend quelque peu. Cela dit, c'est un moindre mal, l'essentiel étant sans doute de pleinement potentialiser les dits territoires. Il s'agirait là d'une véritable révolution, sans doute appropriée aux défis posés. Ce qui laisse pensif, c'est aussi non pas la froideur du constat mais son apparente acceptation à cause d'une vision encore assez conformiste de l'économie qui mise beaucoup -trop- sur la croissance : "Une page se tourne : celle de la solidarité nationale implicite et de l'égalité territoriale"   . Puis plus loin : "Le "redressement productif" de la France, dans un contexte de croissance molle et avec une dette publique écrasante, apparaît aujourd'hui comme la seule voie permettant le maintien du modèle social français"   .

Cette perspective intellectuelle conventionnelle explique sans doute les coups de griffe excessifs dont font l'objet les écologistes, taxés d'être "haineux" (!) vis-à-vis des ménages périurbains ruraux pour cause d'empreinte environnementale contre-performante (p.39). Des mouvements plus marqués font l'objet de la même critique rapide, excessive et sans doute d'une méconnaissance regrettable de leurs efforts (non pris en charge par les deniers publics puisque militants, la belle aubaine) pour élaborer des modèles de vivre-ensemble efficients et alternatifs : "Depuis 1960, le taux annuel moyen de croissance a perdu un point par décennie (de près de 6%, il est passé à 1% environ). Les tenants de la "décroissance" et autres "objecteurs de croissance" devraient s'en réjouir"   . Il n'est pas du tout certain que le question soit, dans les circonstances actuelles, de se réjouir ou non. La problématique n'est pas celle de la victoire d'un camp contre un autre mais de savoir si, face à des politiques économiques inefficaces sur la durée et à un territoire fracturé, tenant sur des béquilles, on osera aller jusqu'au bout et changer pour de bon de paradigme : à quand une science économique et une économie au service de l'humain, donc à nouveau pourvu de sens ? A quand des politiques à nouveau ancrées et non plus hors sol ? A ce titre, le levier d'action de la relocalisation économique ne saurait qu'être positif et pour les performances de demain et aussi, sans doute, pour un rapport plus sain au réel.

On l'aura compris, si ce livre traite de développement territorial stricto sensu, il ne se limite pas à cet aspect et conduit à bien d'autres interrogations de fond, on dira de positionnement quant à la signification de l'action politique